tenait encor si loin ses bornes du dehors
au-dessus de nos chefs, qu’au point où je restais
il ne m’apparaissait aucun de ses détails;
si bien que mon regard n’avait pas eu la force
d’accompagner de loin la flamme couronnée
qui venait de monter auprès de son Enfant [329].
Et comme le bébé, lorsqu’il a pris le lait,
tend ses deux petits bras pour chercher sa maman,
pressé par cet amour qui se lit dans ses gestes,
chacun de ces flambeaux étirait vers le haut
le bout de sa flammèche, et rendait manifeste
la grande passion qu’il avait pour Marie.
Ensuite, s’arrêtant là-haut, sous mon regard,
ils chantaient Regina caeli [330], si doucement
que je n’en ai jamais oublié le plaisir.
Ô la profusion qui remplit jusqu’aux bords
ces opulents greniers, qui furent 6ur la terre
les meilleurs travailleurs pour semer le bon blé!
Certes, c’est là qu’on vit, jouissant du trésor
que l’on n’a pu gagner qu’en pleurant dans l’exil
de Babylone [331]1, où l’or n’avait plus de valeur;
et c’est là que jouit de sa victoire aussi,
sous les ordres du Fils de Dieu et de Marie,
accompagné du vieil et du nouveau concile [332],
celui qui tient les clefs d’une si grande gloire [333].
CHANT XXIV
«Ô compagnie élue à cette grande cène
de l’Agneau sacro-saint qui vous nourrit si bien
que tous vos appétits se voient toujours comblés!
Si la grâce de Dieu veut que cet homme goûte
les miettes qui pourront tomber de votre table,
avant que la mort mette à son âge une fin,
voyez l’immense amour qui le pousse! Offrez-lui,
vous qui buvez toujours à la source elle-même,
d’où vient ce qu’il attend, la goutte de rosée!»
Ainsi dit Béatrice; et ces âmes heureuses
tournaient comme le globe autour des pôles fixes,
brillant d’un feu plus vif que ne font les comètes.
Comme une horloge marche au moyen des rouages
qui tournent de façon que, lorsqu’on les regarde,
l’une semble au repos, l’autre paraît voler,
ces caroles, dansant chacune à sa manière,
laissaient voir le degré de leur propre richesse,
selon que leur allure était plus vive ou lente.
De celle où je crus voir les plus grandes beautés
se détacha soudain un feu si bienheureux,
que nul ne laissait voir un éclat aussi vif.
Il tourna par trois fois autour de Béatrice,
au rythme de son chant, qui semblait si divin,
nue mon esprit n’a pas le moyen de le dire;
ma plume saute donc, sans rien vouloir écrire,
puisque la langue et même l’imagination,
pour rendre de tels plis, sont des couleurs trop crues.
«Ô ma très sainte sœur, qui si dévotement
me le viens demander, l’ardeur de ton amour
me fait me détacher de ma belle guirlande.»
Cette flamme bénite, après s’être arrêtée,
dirigea du côté de ma dame l’haleine
qui prononçait les mots que je viens de citer.
«Ô lumière sans fin, dit-elle, du grand homme
à qui notre Seigneur a confié les clefs
du suprême bonheur qu’il offrit à la terre [334],
examine à ton gré celui-ci, sur des points
simples ou délicats, concernant cette foi
qui te faisait marcher sur la face des eaux!
S’il aime bien, s’il croit et s’il espère bien [335],
tu ne l’ignores pas, car ton regard se pose
au point où tout objet se trouve figuré.
Mais comme ce royaume acquiert ses citoyens
par la foi véritable, il convient qu’on lui donne
ici l’occasion de parler à sa gloire.»
Comme un bachelier se prépare en silence,
attendant que le maître termine l’exposé,
sinon pour le trancher, pour discuter ses termes [336],
tel je me munissais de toutes les raisons,
pendant qu’elle parlait, pour soutenir au mieux
une pareille thèse, et devant un tel maître.
«Parle donc, bon chrétien, dis-moi ce que tu sais:
qu’est-ce donc que la foi?» Moi, je levai la tête,
pour mieux voir la clarté qui me soufflait ces mots.
Puis je me retournai vers Béatrice; et elle
fit signe promptement de laisser s’épancher
vers le dehors le flot des sources du dedans.
«La grâce qu’on me fait, dis-je alors, de pouvoir
ainsi me confesser au plus grand primipile [337],
m’incite à formuler clairement ma pensée.»
Je poursuivis: «Mon père, ainsi qu’avait écrit
le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé
qui mit Rome, avec toi, sur le chemin du bien [338],
la foi, c’est l’argument des choses invisibles
et la substance aussi des choses espérées:
si je l’ai bien compris, c’est là sa quiddité.» [339]
Alors je l’entendis: «Ce que tu dis est vrai,
si tu sais dire aussi, pourquoi l’a-t-il placée
parmi les arguments et parmi les substances.»
Je repris aussitôt: «Les mystères profonds
qui me montrent ici leur face véritable
restent si bien cachés aux regards de là-bas,
que leur seule existence est la foi qu’on en a
et dans laquelle on met notre suprême espoir:
et c’est par là qu’elle a l’aspect d’une substance.
Comme il faut, d’autre part, syllogiser sur elle
nS qu’on puisse produire une preuve à l’appui,
s, je acquiert de ce fait un aspect d’argument.»
j’entendis qu’il disait: «Si tout ce qu’on apprend
l’école, sur terre, était ainsi compris,
verrait sans emploi tout l’esprit des sophistes.»
Ce furent là les mots de cet esprit ardent;
ensuite il ajouta: «Nous avons déjà vu
le poids de la monnaie, ainsi que son aloi;
mais dis-moi maintenant si tu l’as dans ta bourse.»
Je dis: «Oui, je l’ai bien, si ronde et si brillante,
que son coin ne fait pas le moindre objet de doute.»
La profonde splendeur qui brillait devant moi