Réellement effrayée, l’aubergiste protesta.
– Ne vous fâchez pas, monsieur le chevalier. Je vous crois. Cet enfant a été trouvé dans un fossé. Cependant, vous ne m’empêcherez pas de vous dire qu’il est beau comme un ange et qu’il a plutôt l’air d’avoir dans les veines du sang de grand seigneur que de manant.
– Vous avez tout à fait raison, intervint la duchesse, que cette querelle paraissait amuser.
Une servante apportait une gibelote de lapin et, un instant après, les deux amants faisaient honneur au talent de M. Lopion qui, rivé à ses fourneaux, avait pour principe de se cantonner dans ses fonctions gastronomiques et de ne jamais se préoccuper de ce qui se passait hors de sa cuisine.
Pendant ce temps, un cavalier s’arrêtait devant l’hostellerie du Faisan d’Or et, après avoir laissé son cheval aux soins du garçon d’écurie, pénétrait dans la grande salle.
Allant droit à Mme Lopion, le cavalier lui lançait sur le ton d’un homme irrité:
– Le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac est bien ici?
– Pourquoi me demandez-vous cela?
– Parce que je veux le voir, répliqua le gentilhomme d’un ton d’autorité qui contrastait singulièrement avec son visage avenant.
– Je ne sais pas si M. le chevalier est visible. M. le chevalier vient d’arriver d’un très long voyage. Il est en train de se restaurer… Je n’aurai garde de le déranger.
De plus en plus impérieux, le cavalier rugit:
– Vous allez immédiatement le prévenir que le comte Capeloni l’attend ici et qu’il a besoin de lui parler, toute affaire cessante.
Au regard que lui lança son interlocuteur, Mme Lopion comprit que toute résistance de sa part risquait de lui causer de réels ennuis, et elle remonta vers ses hôtes, tout en grommelant, non sans inquiétude, ce qui tendait à prouver que les affirmations du jeune Gascon ne l’avaient nullement convaincue:
«Pourvu que ce ne soit pas le mari!»
– Excusez-moi de vous déranger, fit-elle en pénétrant dans la chambre, mais il y a en bas un gentilhomme qui désire parler à Monsieur le chevalier.
– Un gentilhomme, répétait Gaëtan. Vous a-t-il dit son nom?
– Oui, mais je ne m’en souviens plus.
La duchesse intervint:
– Ne serait-ce point Capeloni?
– C’est ça.
– Mordious!… s’écriait Castel-Rajac, tandis que la duchesse pâlissait légèrement.
» Dites au comte de Capeloni que je le rejoins.
– Ou plutôt non, ordonna la duchesse, priez-le de monter sur-le-champ.
Mme Lopion ne se le fit pas dire deux fois et s’en fut s’acquitter de sa mission avec tout le zèle dont elle était capable.
Demeuré seul avec la duchesse, Castel-Rajac remarqua la préoccupation répandue sur ses traits:
– Vous craignez qu’il se soit passé là-bas quelques fâcheux événements?
– Je le crains.
– Le mari?
– Nous allons tout savoir. Il est certain, pour que le comte soit venu nous rejoindre aussi rapidement…
Elle s’arrêta. On frappait à la porte. Mme Lopion faisait entrer dans la pièce M. de Mazarin, qui, s’inclinant devant la duchesse et tendant la main à Castel-Rajac, s’écria:
– Dieu soit loué, j’arrive à temps!
Le premier mot de Mme de Chevreuse fut:
– Et notre amie?
Mazarin répliqua:
– Quand je l’ai quittée, il y a quatre jours environ, elle se portait aussi bien que possible, mais, depuis ce moment, j’ignore ce qui a pu se passer et je ne vous cacherai pas que je suis en proie aux plus vives angoisses.
Gênée par la présence de Castel-Rajac que, décemment, elle ne pouvait congédier, la duchesse interrogea:
– Le mari aurait-il vent de quelque chose?
– Non! déclara nettement Mazarin, en mettant aussitôt son langage et son attitude à l’unisson de ceux de Mme de Chevreuse. J’ai même acquis la certitude qu’il n’avait pas l’ombre d’un soupçon. Vous connaissez son indifférence conjugale. J’ai la conviction qu’en ce moment il ne pense nullement à son épouse et qu’il croit fermement celle-ci en train de prier le Seigneur. Mais il n’en est point de même de son… intendant…
À ces mots, la belle Marie de Rohan eut un mouvement de recul. L’intendant, n’était-ce pas Richelieu? Mieux que personne, elle savait combien Anne d’Autriche avait à redouter de l’homme d’État qui l’exécrait, non seulement parce qu’elle avait toujours contrecarré sa politique, mais parce qu’elle avait un jour repoussé les offres amoureuses du cardinal qui s’était mis en tête de suppléer à l’insuffisance du roi et de donner un héritier à la couronne de France.
Aussi ne put-elle s’empêcher de souligner:
– Si l’intendant a découvert notre secret, tout est perdu.
Castel-Rajac commençait à bouillir d’impatience:
– Ah ça! cet intendant est donc si puissant, pour qu’il vous inspire de pareilles craintes.
Et, tout en tourmentant la poignée de son épée, il ajouta:
– Que je sache seulement où il se loge et comment il se nomme, je me charge de lui passer mon épée au travers du corps, aussi facilement que maître Lopion met un dindon à son tournebroche.
Mazarin répliqua vivement:
– Mon cher chevalier, modérez vos ardeurs et renoncez à pourfendre ce faquin. Une telle équipée ne pourrait que provoquer un scandale qui compromettrait à tout jamais l’honneur d’une femme, que Mme la duchesse de Chevreuse et moi nous avons le devoir de défendre avec encore plus d’acharnement que vous.
– Je me tais, dit aussitôt le jeune Gascon, mais sachez que vous pouvez entièrement compter sur moi, en toute heure, en toute circonstance. J’ai juré de veiller sur l’enfant. N’est-ce pas le défendre que défendre aussi sa mère?
– Quel brave cœur! murmura Mme de Chevreuse, en enveloppant le jeune homme d’un regard plein de tendresse.
Puis, se tournant vers Mazarin:
– Mon cher comte, continuez, je vous en prie.
Mazarin déclara:
– Cet intendant, qui, depuis un certain temps, faisait espionner votre amie, a réussi à découvrir sa retraite et à acquérir la preuve de sa maternité clandestine. Mais, comme, de mon côté, je prévoyais que cet intendant cherchait à s’informer et qu’il était parfaitement capable de découvrir la vérité, je l’ai fait surveiller, moi aussi, et j’ai pu apprendre qu’il avait donné ordre de vous faire rechercher par des agents secrets et de vous faire arracher à n’importe quel prix, l’enfant que vous protégez.