Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Je boirais bien, dit le mousquetaire en levant piteusement la tête.

Planchet courut lui-même à l'armoire et servit du vin à d'Artagnan dans un grand verre. D'Artagnan regarda la bouteille.

– Quel est ce vin? demanda-t-il.

– Hélas! celui que vous préférez, monsieur, dit Planchet; c'est ce bon vieux vin d'Anjou qui a failli nous coûter un jour si cher à tous.

– Ah! répliqua d'Artagnan avec un sourire mélancolique; ah! mon pauvre Planchet, dois-je boire encore du bon vin?

– Voyons, mon cher maître, dit Planchet en faisant un effort surhumain, tandis que tous ses muscles contractés, sa pâleur et son tremblement décelaient la plus vive angoisse. Voyons, j'ai été soldat, par conséquent j'ai du courage; ne me faites donc pas languir, cher monsieur d'Artagnan: notre argent est perdu, n'est-ce pas?

D'Artagnan prit, avant de répondre, un temps qui parut un siècle au pauvre épicier.

Cependant il n'avait fait que de se retourner sur sa chaise.

– Et si cela était, dit-il avec lenteur et en balançant la tête du haut en bas, que dirais-tu, mon pauvre ami?

Planchet, de pâle qu'il était, devint jaune. On eût dit qu'il allait avaler sa langue, tant son gosier s'enflait, tant ses yeux rougissaient.

– Vingt mille livres! murmura-t-il, vingt mille livres, cependant!…

D'Artagnan, le cou détendu, les jambes allongées, les mains paresseuses, ressemblait à une statue du découragement; Planchet arracha un douloureux soupir des cavités les plus profondes de sa poitrine.

– Allons, dit-il, je vois ce qu'il en est. Soyons hommes. C’est fini, n'est-ce pas? Le principal, monsieur, est que vous ayez sauvé votre vie.

– Sans doute, sans doute, c'est quelque chose que la vie; mais, en attendant, je suis ruiné, moi.

– Cordieu! monsieur, dit Planchet, s'il en est ainsi, il ne faut point se désespérer pour cela; vous vous mettrez épicier avec moi; je vous associe à mon commerce; nous partagerons les bénéfices, et quand il n’y aura plus de bénéfices, eh bien! nous partagerons les amandes, les raisins secs et les pruneaux, et nous grignoterons ensemble le dernier quartier de fromage de Hollande.

D'Artagnan ne put y résister plus longtemps.

– Mordioux! s’écria-t-il tout ému, tu es un brave garçon, sur l'honneur, Planchet! Voyons, tu n'as pas joué la comédie? Voyons, tu n'avais pas vu là-bas dans la rue, sous l'auvent, le cheval aux sacoches?

– Quel cheval? quelles sacoches? dit Planchet, dont le cœur se serra à l'idée que d'Artagnan devenait fou.

– Eh! les sacoches anglaises, mordioux! dit d'Artagnan tout radieux, tout transfiguré.

– Ah! mon Dieu! articula Planchet en se reculant devant le feu éblouissant de ses regards.

– Imbécile! s'écria d'Artagnan, tu me crois fou. Mordioux! jamais, au contraire, je n'ai eu la tête plus saine et le cœur plus joyeux. Aux sacoches, Planchet, aux sacoches!

– Mais à quelles sacoches, mon Dieu?

D'Artagnan poussa Planchet vers la fenêtre.

– Sous l'auvent, là-bas, lui dit-il, vois-tu un cheval?

– Oui.

– Lui vois-tu le dos embarrassé?

– Oui, oui.

– Vois-tu un de tes garçons qui cause avec le postillon?

– Oui, oui, oui.

– Eh bien! tu sais le nom de ce garçon, puisqu'il est à toi. Appelle-le.

– Abdon! Abdon! vociféra Planchet par la fenêtre.

– Amène le cheval, souffla d'Artagnan.

– Amène le cheval! hurla Planchet.

– Maintenant, dix livres au postillon, dit d'Artagnan du ton qu'il eût mis à commander une manœuvre; deux garçons pour monter les deux premières sacoches, deux autres pour les deux dernières, et du feu, mordioux! de l'action!

Planchet se précipita par les degrés comme si le diable eût mordu ses chausses. Un moment après, les garçons montaient l'escalier, pliant sous leur fardeau. D'Artagnan les renvoyait à leur galetas, fermait soigneusement la porte et s'adressant à Planchet, qui à son tour devenait fou:

– Maintenant, à nous deux! dit-il.

Et il étendit à terre une vaste couverture et vida dessus la première sacoche. Autant fit Planchet de la seconde; puis d'Artagnan, tout frémissant, éventra la troisième à coups de couteau. Lorsque Planchet entendit le bruit agaçant de l'argent et de l'or, lorsqu'il vit bouillonner hors du sac les écus reluisants qui frétillaient comme des poissons hors de l'épervier, lorsqu'il se sentit trempant jusqu'au mollet dans cette marée toujours montante de pièces fauves ou argentées, le saisissement le prit, il tourna sur lui-même comme un homme foudroyé, et vint s'abattre lourdement sur l'énorme monceau que sa pesanteur fit crouler avec un fracas indescriptible. Planchet, suffoqué par la joie, avait perdu connaissance. D'Artagnan lui jeta un verre de vin blanc au visage, ce qui le rappela incontinent à la vie.

– Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! disait Planchet essuyant sa moustache et sa barbe.

En ce temps-là comme aujourd'hui, les épiciers portaient la moustache cavalière et la barbe de lansquenet; seulement les bains d'argent, déjà très rares en ce temps-là, sont devenus à peu près inconnus aujourd'hui.

– Mordioux! dit d'Artagnan, il y a là cent mille livres à vous, monsieur mon associé. Tirez votre épingle, s'il vous plaît; moi, je vais tirer la mienne.

– Oh! la belle somme, monsieur d'Artagnan, la belle somme!

– Je regrettais un peu la somme qui te revient, il y a une demi-heure, dit d'Artagnan; mais à présent, je ne la regrette plus, et tu es un brave épicier, Planchet. Çà! faisons de bons comptes, puisque les bons comptes, dit-on, font de bons amis.

– Oh! racontez-moi d'abord toute l'histoire, dit Planchet: ce doit être encore plus beau que l'argent.

– Ma foi, répliqua d'Artagnan se caressant la moustache, je ne dis pas non, et si jamais l'historien pense à moi pour le renseigner, il pourra dire qu'il n'aura pas puisé à une mauvaise source. Écoute donc, Planchet, je vais conter.

– Et moi faire des piles, dit Planchet. Commencez, mon cher patron.

– Voici, dit d'Artagnan en prenant haleine.

– Voilà, dit Planchet en ramassant sa première poignée d'écus.

89
{"b":"125135","o":1}