Comme il se levait pour s'informer, la porte de la chambre s’ouvrit.
L'inconnu pensa que sans doute on lui amenait le voyageur si impatiemment attendu.
Il fit donc, avec une sorte de précipitation, trois pas vers cette porte qui s'ouvrait.
Mais au lieu de la figure qu'il espérait voir, ce fut maître Cropole qui apparut, et derrière lui, dans la pénombre de l'escalier, le visage assez gracieux, mais rendu trivial par la curiosité, de Mme Cropole, qui donna un coup d'œil furtif au beau gentilhomme et disparut. Cropole s'avança l'air souriant, le bonnet à la main, plutôt courbé qu'incliné.
Un geste de l'inconnu l'interrogea sans qu'aucune parole fût prononcée.
– Monsieur, dit Cropole, je venais demander comment dois-je dire: Votre Seigneurie, ou Monsieur le comte, ou Monsieur le marquis?…
– Dites «Monsieur», et dites vite, répondit l'inconnu avec cet accent hautain qui n'admet ni discussion ni réplique.
– Je venais donc m'informer comment Monsieur avait passé la nuit, et si Monsieur était dans l'intention de garder cet appartement.
– Oui.
– Monsieur, c'est qu'il arrive un incident sur lequel nous n'avions pas compté.
– Lequel?
– Sa Majesté Louis XIV entre aujourd'hui dans notre ville et s'y repose un jour, deux jours peut-être.
Un vif étonnement se peignit sur le visage de l'inconnu.
– Le roi de France vient à Blois?
– Il est en route, monsieur.
– Alors, raison de plus pour que je reste, dit l'inconnu.
– Fort bien, monsieur; mais Monsieur garde-t-il tout l'appartement?
– Je ne vous comprends pas. Pourquoi aurais-je aujourd'hui moins que je n'ai eu hier?
– Parce que, monsieur, Votre Seigneurie me permettra de le lui dire, hier je n'ai pas dû, lorsque vous avez choisi votre logis, fixer un prix quelconque qui eût fait croire à Votre Seigneurie que je préjugeais ses ressources… tandis qu'aujourd'hui…
L'inconnu rougit. L'idée lui vint sur-le-champ qu'on le soupçonnait pauvre et qu'on l'insultait.
– Tandis qu'aujourd'hui, reprit-il froidement, vous préjugez?
– Monsieur, je suis un galant homme, Dieu merci! et, tout hôtelier que je paraisse être, il y a en moi du sang de gentilhomme; mon père était serviteur et officier de feu M. le maréchal d'Ancre. Dieu veuille avoir son âme!…
– Je ne vous conteste pas ce point, monsieur; seulement, je désire savoir, et savoir vite, à quoi tendent vos questions.
– Vous êtes, monsieur, trop raisonnable pour ne pas comprendre que notre ville est petite, que la cour va l'envahir, que les maisons regorgeront d'habitants, et que, par conséquent, les loyers vont acquérir une valeur considérable.
L'inconnu rougit encore.
– Faites vos conditions, monsieur, dit-il.
– Je les fais avec scrupule, monsieur, parce que je cherche un gain honnête et que je veux faire une affaire sans être incivil ou grossier dans mes désirs… Or, l'appartement que vous occupez est considérable, et vous êtes seul…:
– Cela me regarde.
– Oh! bien certainement; aussi je ne congédie pas Monsieur.
Le sang afflua aux tempes de l'inconnu; il lança sur le pauvre Cropole, descendant d'un officier de M. le maréchal d'Ancre, un regard qui l'eût fait rentrer sous cette fameuse dalle de la cheminée, si Cropole n'eût pas été vissé à sa place par la question de ses intérêts.
– Voulez-vous que je parte? expliquez-vous, mais promptement.
– Monsieur, monsieur, vous ne m'avez pas compris. C'est fort délicat, ce que je fais; mais je m'exprime mal, ou peut-être, comme Monsieur est étranger, ce que je reconnais à l'accent…
En effet, l'inconnu parlait avec le léger grasseyement qui est le caractère principal de l'accentuation anglaise, même chez les hommes de cette nation qui parlent le plus purement le français.
– Comme Monsieur est étranger, dis-je, c'est peut-être lui qui ne saisit pas les nuances de mon discours. Je prétends que Monsieur pourrait abandonner une ou deux des trois pièces qu'il occupe, ce qui diminuerait son loyer de beaucoup et soulagerait ma conscience; en effet, il est dur d'augmenter déraisonnablement le prix des chambres, lorsqu'on a l'honneur de les évaluer à un prix raisonnable.
– Combien le loyer depuis hier?
– Monsieur, un louis, avec la nourriture et le soin du cheval.
– Bien. Et celui d'aujourd'hui?
– Ah! voilà la difficulté. Aujourd'hui c'est le jour d'arrivée du roi; si la cour vient pour la couchée, le jour de loyer compte. Il en résulte que trois chambres à deux louis la pièce font six louis. Deux louis, monsieur, ce n'est rien, mais six louis sont beaucoup.
L'inconnu, de rouge qu'on l'avait vu, était devenu très pâle.
Il tira de sa poche, avec une bravoure héroïque, une bourse brodée d'armes, qu'il cacha soigneusement dans le creux de sa main. Cette bourse était d'une maigreur, d'un flasque, d'un creux qui n'échappèrent pas à l’œil de Cropole.
L'inconnu vida cette bourse dans sa main. Elle contenait trois louis doubles, qui faisaient une valeur de six louis, comme l'hôtelier le demandait.
Toutefois, c'était sept que Cropole avait exigés. Il regarda donc l'inconnu comme pour lui dire: Après?
– Il reste un louis, n'est-ce pas, maître hôtelier?
– Oui, monsieur, mais…
L'inconnu fouilla dans la poche de son haut-de-chausses et la vida; elle renfermait un petit portefeuille, une clef d'or et quelque monnaie blanche.
De cette monnaie il composa le total d'un louis.
– Merci, monsieur, dit Cropole. Maintenant, il me reste à savoir si Monsieur compte habiter demain encore son appartement, auquel cas je l'y maintiendrais; tandis que si Monsieur n'y comptait pas, je le promettrais aux gens de Sa Majesté qui vont venir.
– C'est juste, fit l'inconnu après un assez long silence, mais comme je n'ai plus d'argent, ainsi que vous l'avez pu voir, comme cependant je garde cet appartement, il faut que vous vendiez ce diamant dans la ville ou que vous le gardiez en gage.
Cropole regarda si longtemps le diamant, que l'inconnu se hâta de dire:
– Je préfère que vous le vendiez, monsieur, car il vaut trois cents pistoles. Un juif, y a-t-il un juif dans Blois? vous en donnera deux cents, cent cinquante même, prenez ce qu'il vous en donnera, ne dût-il vous en offrir que le prix de votre logement. Allez!