– Messieurs, voilà bien de la besogne de moins pour nous.
Et il monta tout joyeux dans son carrosse. Les autres, un peu inquiets de la tournure que prendraient les événements, s'en retournèrent ensemble à Paris.
Le roi, vers les dix heures, passa chez sa mère, avec laquelle il eut un entretien fort particulier; puis, après le dîner, il monta en voiture fermée et se rendit tout droit au Louvre. Là, il reçut beaucoup de monde, et prit un certain plaisir à remarquer l'hésitation de tous et la curiosité de chacun.
Vers le soir, il commanda que les portes du Louvre fussent fermées, à l'exception d'une seule, de celle qui donnait sur le quai. Il mit en sentinelle à cet endroit deux Cent-Suisses qui ne parlaient pas un mot de français, avec consigne de laisser entrer tout ce qui serait ballot, mais rien autre chose, et de ne laisser rien sortir.
À onze heures précises, il entendit le roulement d'un pesant chariot sous la voûte, puis d'un autre, puis d'un troisième. Après quoi, la grille roula sourdement sur ses gonds pour se refermer. Bientôt quelqu'un gratta de l'ongle à la porte du cabinet. Le roi alla ouvrir lui-même, et il vit Colbert, dont le premier mot fut celui-ci:
– L'argent est dans la cave de Votre Majesté.
Louis descendit alors et alla visiter lui-même les barriques d'espèces, or et argent, que, par les soins de Colbert, quatre hommes à lui venaient de rouler dans un caveau dont le roi avait fait passer la clef à Colbert le matin même. Cette revue achevée, Louis rentra chez lui, suivi de Colbert, qui n'avait pas réchauffé son immobile froideur du moindre rayon de satisfaction personnelle.
– Monsieur, lui dit le roi, que voulez-vous que je vous donne en récompense de ce dévouement et de cette probité?
– Rien absolument, Sire.
– Comment, rien? pas même l'occasion de me servir?
– Votre Majesté ne me fournirait pas cette occasion que je ne la servirais pas moins. Il m'est impossible de n'être pas le meilleur serviteur du roi.
– Vous serez intendant des finances, monsieur Colbert.
– Mais il y a un surintendant, Sire?
– Justement.
– Sire, le surintendant est l'homme le plus puissant du royaume.
– Ah! s'écria Louis en rougissant, vous croyez?
– Il me broiera en huit jours, Sire; car enfin, Votre Majesté me donne un contrôle pour lequel la force est indispensable. Intendant sous un surintendant, c'est l'infériorité.
– Vous voulez des appuis… vous ne faites pas fond sur moi?
– J'ai eu l'honneur de dire à Votre Majesté que M. Fouquet, du vivant de M. Mazarin, était le second personnage du royaume; mais voilà M. Mazarin mort, et M. Fouquet est devenu le premier.
– Monsieur, je consens à ce que vous me disiez toutes choses aujourd'hui encore; mais demain, songez-y, je ne le souffrirai plus.
– Alors je serai inutile à Votre Majesté?
– Vous l'êtes déjà, puisque vous craignez de vous compromettre en me servant.
– Je crains seulement d'être mis hors d'état de vous servir.
– Que voulez-vous alors?
– Je veux que Votre Majesté me donne des aides dans le travail de l'intendance.
– La place perd de sa valeur?
– Elle gagne de la sûreté.
– Choisissez vos collègues.
– MM. Breteuil, Marin, Hervard.
– Demain, l'ordonnance paraîtra.
– Sire, merci!
– C'est tout ce que vous demandez?
– Non, Sire; encore une chose…
– Laquelle?
– Laissez-moi composer une Chambre de justice.
– Pourquoi faire, cette Chambre de justice?
– Pour juger les traitants et les partisans qui, depuis dix ans, ont mal versé.
– Mais… que leur fera-t-on?
– On en pendra trois, ce qui fera rendre gorge aux autres.
– Je ne puis cependant commencer mon règne par des exécutions, monsieur Colbert.
– Au contraire, Sire, afin de ne pas le finir par des supplices.
Le roi ne répondit pas.
– Votre Majesté consent-elle? dit Colbert.
– Je réfléchirai, monsieur.
– Il sera trop tard quand la réflexion sera faite.
– Pourquoi?
– Parce que nous avons affaire à des gens plus forts que nous, s'ils sont avertis.
– Composez cette Chambre de justice, monsieur.
– Je la composerai.
– Est-ce tout?
– Non, Sire; il y a encore une chose importante… Quels droits attache Votre Majesté à cette intendance?
– Mais… je ne sais… il y a des usages…
– Sire, j'ai besoin qu'à cette intendance soit dévolu le droit de lire la correspondance avec l'Angleterre.
– Impossible, monsieur, car cette correspondance se dépouille au conseil; M. le cardinal lui-même le faisait.
– Je croyais que Votre Majesté avait déclaré ce matin qu'elle n'aurait plus de conseil.
– Oui, je l'ai déclaré.
– Que Votre Majesté alors veuille bien lire elle-même et toute seule ses lettres, surtout celles d'Angleterre; je tiens particulièrement à ce point.
– Monsieur, vous aurez cette correspondance et m'en rendrez compte.
– Maintenant, Sire, qu'aurai-je à faire des finances?
– Tout ce que M. Fouquet ne fera pas.
– C'est là ce que je demandais à Votre Majesté. Merci, je pars tranquille.
Il partit en effet sur ces mots. Louis le regarda partir.
Colbert n'était pas encore à cent pas du Louvre que le roi reçut un courrier d'Angleterre. Après avoir regardé, sondé l'enveloppe, le roi la décacheta précipitamment, et trouva tout d'abord une lettre du roi Charles II.
Voici ce que le prince anglais écrivait à son royal frère:
«Votre Majesté doit être fort inquiète de la maladie de M. le cardinal Mazarin; mais l'excès du danger ne peut que vous servir. Le cardinal est condamné par son médecin. Je vous remercie de la gracieuse réponse que vous avez faite à ma communication touchant lady Henriette Stuart, ma sœur, et dans huit jours la princesse partira pour Paris avec sa cour.