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A
A

– Pourquoi riez-vous? demanda-t-il. Ça ne vous fait pas honte?

L'autre s'interrompit subitement.

– Ça me fait quoi, vous dites?

– Vous n'avez pas honte? répéta doucement Jacquemort. Ils sont vieux.

Il reçut le coup de poing avant de s'en apercevoir. Sa lèvre se fendit sur une canine. Du sang lui salait la bouche. Il chancela et tomba du trottoir sur la chaussée. On ne le regardait pas. Les enchères continuaient.

Il se releva et, du plat de la main, brossa son pantalon poussiéreux. Il était derrière un demi-cercle de dos sombres et hostiles.

– Celui-là! dit la voix de l'aboyeur. Il a une jambe de bois. Ça, ça plaît. Cent dix francs pour le début! Cent dix!

Jacquemort s'éloigna. Au bout de la place, une rue transversale semblait comporter plusieurs échoppes. Il se dirigea vers elles. Quelques minutes plus tard, il entrait chez le menuisier. Il se sentait troublé, mal à l'aise. La porte se referma sur lui et il attendit.

XII

Le patron n'était pas dans cette pièce-là, une espèce de petit bureau crasseux. Un plancher de sapin, usé, noirci, une table de bois noir, un vieux calendrier au mur; dans un coin, la trace sale d'un poêle, deux chaises dont la paille s'en allait, tel était l'ameublement. Des cloisons de planches. Au fond s'ouvrait une porte d'où venaient les rumeurs de l'atelier, des coups irréguliers dont deux séries se superposaient sans se mélanger. Jacquemort avança vers l'atelier.

– Ya quelqu'un? demanda-t-il à mi-voix.

Les coups ne s'arrêtaient pas et il passa dans l'atelier. Celui-ci prenait le jour d'en haut. C'était une longue remise assez vaste, encombrée de planches, de madriers, d'assemblages ébauchés. Il y avait trois ou quatre établis, une petite scie à ruban, une perceuse, une toupie dont le socle de fonte paraissait brisé. Aux murs, des outils divers, pas en très grand nombre. À droite, près de la porte par où Jacquemort venait d'entrer, un énorme tas de sciure et de copeaux. L'atmosphère sentait la colle forte. Le seau gluant qui devait la contenir tiédissait sur un petit réchaud à charbon de bois, à l'extrémité de la remise, devant une autre porte qui s'ouvrait sur un jardin. À la charpente affaissée pendaient des objets divers, des vieilles lames de scie, une souris verte, des instruments en mauvais état, des serre-joints, tout un bric-à-brac.

Immédiatement à gauche, un énorme tronc de chêne s'allongeait, séparé du sol par deux fortes cales de bois. A cheval dessus, un petit apprenti s'escrimait à grands coups de hachette pour en tirer une poutre carrée. Il était vêtu de loques et ses bras maigres avaient peine à manier la hachette. Plus loin, le patron clouait une garniture de cuir sur le rebord d'une bizarre construction de chêne blanc, une sorte d'alvéole dans laquelle il se tenait debout. Cette loge était munie d'un système d'épais volets, ouverts pour le moment et dont les charnières grinçaient doucement à chaque coup de marteau.

L'homme clouait, l'enfant travaillait. Aucun des deux ne regardait Jacquemort, qui restait sur le seuil, sans trop savoir. Enfin, il se décida.

– Bonjour! dit-il assez fort.

Le patron s'arrêta de clouer et leva le nez. Il était laid. Il avait une grande bouche pendante et un nez en pied de marmite, mais ses mains étaient noueuses et robustes, frangées d'épais poils roux.

– Qu'est-ce que tu veux? demanda-t-il.

– Je veux des lits pour des enfants, dit Jacquemort. Ils sont nés dans la maison sur la falaise, là-bas. Il faut deux lits. Un à deux places et un plus grand à une seule place.

– J'en ferai qu'un, dit le menuisier. Trois places, dont deux face à la marche.

– Et une plus grande…, dit Jacquemort.

– Une plus grande… On verra, dit le menuisier. A la main ou à la machine?

Jacquemort regarda le petit apprenti qui tapait comme dans un rêve; un misérable automate, rivé à son labeur sans fin.

– C'est moins coûteux à la main, dit le menuisier. Parce que les machines, ça revient cher, tandis que des ordures comme celui-ci on en a treize à la douzaine.

– On les élève durement par ici, remarqua Jacquemort.

– À la main ou à la machine? répéta le menuisier.

– À la machine, dit Jacquemort…

– Naturellement…, grommela l'autre. Pour m'user mes appareils…

– Pour demain, dit Jacquemort.

Puis, voulant amadouer l'homme, il fit mine de s'intéresser à son travail.

– Qu'est-ce que vous faites là? demanda-t-il.

– C'est pour l'église, dit l'homme. Une chaire. Il avait l'air fier et gêné en même temps. Sa grande bouche, quand il parlait, laissait échapper un flot de bruine.

– Une chaire? dit Jacquemort.

Il s'approcha pour mieux voir. C'était une chaire en effet. Une chaire à couvercle. Un modèle étrange dont Jacquemort n'avait jamais rencontré l'équivalent.

– Je n'ai jamais été à la campagne, dit-il. Vous savez, à la ville, on ne les fait pas tellement comme ça, alors ça m'intéresse de voir.

– À la ville, dit le menuisier, on ne croit plus en Dieu. Il regarda Jacquemort méchamment. À ce moment, le petit apprenti laissa tomber sa hachette et s'affala, le nez en avant, sur le tronc de chêne qu'il équarrissait. Le silence subit saisit Jacquemort. Il se retourna et s'approcha de l'enfant. Le menuisier, pendant ce temps, s'était éloigné de quelques pas et revenait en portant une vieille boîte de conserve pleine d'eau, dont il jeta brutalement le contenu dans le cou du gosse. Puis, voyant que l'enfant ne se relevait pas, il fit suivre le même chemin à la boîte. L'apprenti soupira et Jacquemort s'approcha, révolté, pour l'aider; mais déjà le petit poignet sale recommençait à s'élever puis à s'abattre, faible et monotone.

– Vous êtes trop brutal, dit Jacquemort au menuisier. Un gosse de cet âge! Vous devriez avoir honte!

Le coup qu'il reçut au menton faillit le faire choir, et il recula de deux pas pour récupérer son équilibre. Avec précaution, il palpa sa mâchoire. Sa barbe avait amorti le choc.

Le menuisier s'était remis à son travail, comme si rien ne se passait d'anormal. Entre deux coups de marteau, il s'arrêta.

– Viens la voir dimanche, dit-il. Elle sera montée. C'est une belle chaire.

Il la caressa avec orgueil. Le chêne blanc et poli semblait frémir sous ses mains.

– Tes lits seront prêts demain, dit-il encore. Tu viendras les chercher. Vers cinq heures.

– Entendu…, répondit Jacquemort.

Les coups reprirent. L'odeur de colle forte s'épaississait. Jacquemort regarda une dernière fois l'apprenti, haussa les épaules et sortit.

La rue était calme. Il reprit le chemin de la maison. Lorsqu'il passait devant les fenêtres, des rideaux frémissaient. Une petite fille sortit en chantant. Elle portait un broc émaillé aussi grand qu'elle. Au retour, elle ne chanterait plus.

XIII

30 août.

Angel et Jacquemort étaient assis dans le grand hall frais de la maison. La bonne allait et venait, préparait des boissons. Elle disposa les verres et le broc sur un plateau devant Angel. Les fenêtres et la porte étaient ouvertes sur le jardin. Parfois il entrait un insecte et ses ailes résonnaient dans la pièce haute. Tout reposait.

Jacquemort ouvrit la bouche:

– Les lits devaient être prêts aujourd'hui à cinq heures, dit-il.

– Alors ils sont prêts, dit Angel. C'était certainement cinq heures du matin.

– Vous croyez? demanda Jacquemort. En ce cas, effectivement, ils le sont.

Ils se turent et burent en silence. Jacquemort hésita et le rompit de nouveau.

– Je ne veux pas vous parler de choses qui n'ont rien de nouveau pour vous, et qui vous embêtent sans aucun doute, dit-il, mais ce que j'ai vu hier au village m'a frappé. Les gens sont bizarres par ici.

– Vous les trouvez bizarres? demanda Angel.

Il était poli, mais son ton témoignait d'un intérêt mitigé. Jacquemort le sentit et tourna court.

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