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– Oui, dit Angel. Mais c'est moins beau.

– Comme la peinture à l'eau, dit Jacquemort.

– Comme la peinture à l'eau.

Angel posa sa scie et souleva le madrier qu'il venait de trancher.

– Celui-là va servir à quoi? demanda Jacquemort.

– Je ne sais pas, dit Angel. Pour l'instant je coupe les mauvais bouts. Je veux travailler sur du propre.

– Vous doublez votre travail…

– Ça n'a pas d'importance. Je n'ai rien d'autre à faire.

– C'est curieux, murmura le psychiatre. Vous ne pourriez pas travailler si vous ne commenciez pas par régulariser vos matériaux?

– Je pourrais, mais je n'aimerais pas.

– Et il y a longtemps que vous êtes comme ça?

Angel le regarda, une lueur de malice à l'œil.

– Dites donc, c'est une interrogation en règle?

– Du tout!… protesta Jacquemort en passant ses doigts sous son nez sous le prétexte de renifler d'un seul naseau pour le déboucher.

– Le métier qui vous reprend?

– Non, dit Jacquemort. Si je ne m'intéresse pas aux autres, à qui voulez-vous que je m'intéresse?

– Mais à vous, dit Angel.

– Vous savez bien que je suis le vide.

– Si vous vous demandiez pourquoi? Ça suffirait déjà à en remplir un petit peu.

– Bagatelles, dit Jacquemort.

– Toujours personne à psychanalyser?

– Personne…

– Essayez sur les animaux. Ça se fait maintenant.

– Comment savez-vous ça? dit Jacquemort.

– Je l'ai lu.

– Faut pas croire tout ce qu'on lit, répliqua sentencieusement le psychiatre.

La face interne de son pouce droit avait vraiment gardé un parfum caractéristique.

– Essayez quand même, dit Angel.

– Je vais vous dire…, commença le psychiatre, et il s'arrêta subitement.

– Me dire quoi?

– Non, conclut Jacquemort. Je ne vais pas vous le dire. Je verrai bien moi-même si c'est vrai.

– C'était une supposition?

– Une hypothèse.

– Bon, dit Angel. Après tout, ça vous regarde.

Il se retourna vers le garage. Par la porte ouverte, on apercevait l'arrière de la voiture et, à droite, appuyées contre le mur, des piles de planches liées qui s'infléchissaient en souplesse.

– Vous ne manquez pas de bois, apprécia Jacquemort.

– Ce sera, malgré tout, un assez gros bateau, dit Angel. Il entra et choisit une planche. Jacquemort regarda le ciel. Il n'y avait pas un nuage.

– Je vous laisse, dit-il. Je vais au village.

– Bonne chance!

Le bruit de la scie reprit peu après et décrut à mesure que Jacquemort s'éloignait du garage. Arrivé à la grille du jardin, il ne l'entendait plus. Il s'engagea sur le sentier poudreux. Là-bas, en parlant avec Angel, il s'était soudain rappelé le gros chat noir, installé sur le mur, à la sortie du village. Une des seules personnes qui l'eussent approuvé.

Ce mur était sans doute la place favorite du chat. Il pressa le pas pour s'en assurer. En même temps, il passa son pouce sous son nez et fit une profonde inhalation. L'odeur matérialisait des formes, le dos robuste de la bonne et lui-même attaché aux reins arrondis qui s'arquaient sous ses coups de boutoir. Des formes qui aidaient à marcher.

VII

24 mars.

Le vent traînait des pailles sur le chemin, pailles arrachées aux litières par les minces brèches des portes, pailles volantes des abords de grange, pailles anciennes des meules oubliées au soleil. Le vent s'était levé matin. Il avait raclé la surface de la mer pour lui prendre le sucre blanc des embruns, il avait grimpé la falaise, faisant sonnailler les bruyères stridentes, il tournait autour de la maison, se taillant un sifflet du moindre recoin, soulevant, çà et là, une tuile plus agile, roulant des feuilles de l'automne passé, filigrane bruni ayant échappé à la succion du compost, tirant des ornières une draperie de poudre grise, écorchant de sa râpe la croûte sèche d'anciennes flaques.

Un tourbillon se formait à l'orée du village. Des brindilles, des herbes folles se mirent à girer, sommet d'un cône incertain. La pointe se déplaçait capricieusement, comme la mine d'un crayon suit la courbe de niveau; il y avait près du haut mur gris une chose noire, spongieuse et plastique; la pointe s'en approcha dans un zigzag imprévu. C'était l'enveloppe vide et légère d'un chat noir, d'un chat sans substance, impalpable et sec. Le tourbillon le roula sur le chemin, efflanqué, disloqué, comme un journal roule sur une plage, avec de grands gestes gauches; le vent tendait des fils aigus de bruit aux pointes des herbes hautes – le fantôme de chat quitta le sol dans un bond grotesque et retomba de guingois. Une saute de vent le plaqua contre une haie, puis le reprit, pantin désossé, pour la valse suivante. Le chat bondit soudain au-dessus du talus, car le chemin tournait; il coupa à travers champs; il courait parmi les pointes vertes des épis naissants, s'électrisant à leur contact, voltigeant de place en place, tel un corbeau ivre, et vide du vide parfait du végétal sec, comme la paille ancienne des meules oubliées au soleil.

VIII

30 mars.

Jacquemort, d'un bond, atteignit la route et huma l'air frais. Il percevait des odeurs multiples et neuves, qui éveillaient en lui des souvenirs mal débrouillés. Depuis une semaine qu'il avait absorbé l'intégralité de la substance mentale du chat noir, il passait de surprise en surprise et apprenait à grand-peine à se débrouiller dans ce monde complexe et violemment affectif. Il était faux qu'il en eût hérité un comportement vraiment nouveau; ses habitudes physiques et ses gestes réflexes fondamentaux se trouvaient déjà trop profondément acquis pour se transformer beaucoup au contact de ceux du chat noir, dont l'intensité proportionnellement faible expliquait le peu d'effet; il riait maintenant de ses tentatives pour laisser croire – et se persuader lui-même – qu'il éprouvait le besoin de se gratter l'oreille avec son pied ou se coucher à croupetons, les poings sous le menton. Mais il lui restait un ensemble de désirs et de sensations, de pensées même, dont il pressentait le peu de profondeur et le grand attrait; la valériane par exemple: il sentit qu'à quelques mètres poussait un buisson de valériane. Cependant, il lui tourna délibérément le dos et s'avança dans la direction opposée à celle du village, le sentier de la falaise. Une idée qu'il trouvait fort bonne le guidait.

Il parvint au bord escarpé et découvrit sans peine un petit sentier à peine esquissé, tracé probablement par des chutes de pierres. Sans hésiter il s'y engagea, tournant le dos au vide, s'aidant de ses mains pour descendre. Il eut quelques émotions lorsque des cailloux se détachèrent sous ses pas, mais, indubitablement, sa progression présentait une sûreté souple encore jamais remarquée. En quelques instants, il fut en bas de la falaise. La mer, basse, découvrait un étroit ruban de cailloux roulés, encadré par des rochers découpés et taraudé de mares profondes. Jacquemort, d'un pas vif, se dirigea vers l'une d'elles. Il arriva près du bord, choisit un coin commode et s'accroupit, la manche relevée. Ses doigts crispés effleuraient l'eau.

Une dizaine de secondes s'écoulèrent. Et puis un petit poisson jaune montra sa tête derrière une herbe verte. On le distinguait à peine sur le fond végétal de la mare, mais Jacquemort voyait palpiter ses ouïes délicates et son cœur se réjouissait.

D'un coup, son bras se détendit; il saisit la bestiole et la porta à ses narines. Cela sentait vraiment bon.

Se léchant les lèvres, il ouvrit la bouche et croqua sans hésiter la tête du poisson frétillant.

C'était exquis. Et il y en avait plein la mare.

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