XX
– Pas comme ça, dit Citroën. Comme ça.
Il s'étendit à plat ventre sur l'herbe et, par un mouvement imperceptible des mains et des pieds, s'éleva à trente centimètres du sol. Puis d'un coup, il fila en avant et dix centimètres plus loin réalisa un magistral looping.
– Pas trop haut, prévint Noël. Ne dépasse pas le massif. On nous verrait.
Joël fit à son tour un essai, mais s'arrêta au sommet de sa boucle et revint en arrière.
– On vient! souffla-t-il à voix basse dès qu'il eut regagné le sol.
– Qui ça? demanda Citroën.
– C'est l'oncle Jacquemort.
– On joue aux cailloux, ordonna son frère.
Ils s'assirent tous trois, pelle en main. Jacquemort apparut comme prévu quelques minutes plus tard.
– Bonjour, oncle Jacquemort, dit Citroën.
– Bonjour, oncle, dit Joël.
– Bonjour, dit Noël. Assieds-toi avec nous.
– Je viens bavarder, dit Jacquemort en prenant place.
– Qu'est-ce que tu veux qu'on te raconte? dit Citroën.
– Mon Dieu, dit Jacquemort, des choses et d'autres. Qu'est-ce que vous faisiez?
– On cherche des cailloux, dit Citroën.
– C'est très amusant, ça, dit Jacquemort.
– Très amusant, dit Noël. On y joue tous les jours.
– J'en ai vu de très beaux sur la route hier en allant au village, dit Jacquemort, mais évidemment, je ne pouvais pas vous les rapporter.
– Oh, ça ne fait rien, dit Joël, il y en a plein ici.
– C'est vrai, reconnut Jacquemort. Il y eut un silence.
– Il y a plein d'autres choses sur la route, remarqua Jacquemort, anodin.
– Oui, dit Citroën. Il y a plein de choses partout, c'est vrai. On les voit à travers la grille. On voit tout le chemin jusqu'au tournant.
– Ah, oui, dit Jacquemort, mais après le tournant?
– Oh, dit Citroën, après le tournant, ça doit être la même chose.
– Il y a le village, un peu plus loin, dit Jacquemort.
– Avec des garçons comme Jean, dit Citroën.
– Oui.
Citroën parut assez dégoûté.
– Il se crache dans les mains, observa-t-il.
– Il travaille, dit Jacquemort.
– Tous ceux qui travaillent se crachent dans les mains?
– Naturellement, répondit Jacquemort. C'est pour faire mourir le poil.
– Et ils s'amusent? demanda Joël, les garçons du village.
– Ils jouent ensemble quand c'est l'heure de jouer. Mais ils travaillent surtout, sans ça on les battrait.
– Nous, dit Citroën, on joue tout le temps ensemble.
– Et puis il y a la messe, dit Jacquemort.
– Qu'est-ce que c'est, la messe? demanda Noël.
– Eh bien, c'est des tas de gens dans une salle, une grande salle, et puis il y a un monsieur le curé qui porte de beaux habits brodés, et il parle aux gens et ils lui flanquent des cailloux sur la gueule.
– C'est tout? demanda Citroën.
– Ça dépend, dit Jacquemort. Hier après-midi, par exemple, le curé avait organisé un très joli spectacle. Il s'est battu avec le sacristain, sur une scène, avec des gants de boxe, et ils se donnaient des coups de poing et à la fin, tout le monde s'est battu dans la salle.
– Toi aussi?
– Bien sûr.
– Qu'est-ce que c'est, une scène? interrogea Joël.
– C'est une sorte de plancher qui est levé en l'air pour que tout le monde puisse voir. Les gens sont assis sur des chaises tout autour. Citroën réfléchissait.
– Est-ce qu'on fait autre chose que de se battre, au village? demanda-t-il assez intrigué.
Jacquemort parut incertain.
– Ma foi, dit-il, non, en somme.
– Eh ben, dit Citroën, je trouve qu'on est bien mieux dans le jardin.
Jacquemort n'hésita plus.
– En somme, dit-il, vous n'avez plus envie de sortir?
– Pas du tout, dit Citroën. On est déjà dehors. Et puis on ne se bat pas. On a autre chose à faire.
– Quoi donc? demanda Jacquemort.
– Eh ben…
Citroën regarda ses frères.
– Chercher des cailloux, conclut-il.
Ils se remirent à creuser, signifiant clairement à Jacquemort que sa présence les importunait plutôt. Jacquemort se leva.
– Ça ne vous embête pas, qu'il n'y ait plus d'arbres? demanda-t-il avant de les quitter.
– Oh, dit Citroën, c'était joli, mais ça repoussera.
– Mais pour grimper?
Citroën ne dit rien. Noël répondit pour lui.
– Grimper aux arbres, dit-il, ce n'est plus de notre âge. Jacquemort, confondu, s'éloigna sans se retourner. S'il s'était retourné il aurait vu trois petites silhouettes s'élever d'un jet vers le ciel et se cacher derrière un nuage pour pouvoir rire à leur aise. Les questions des grandes personnes, c'est tellement insensé.
XXI
28 octembre.
Jacquemort revenait à grands pas, le dos courbé, la barbe étroite, l'œil fixe et bas. Il présentait maintenant une notable qualité d'opacité et ne se sentait, corrélativement, que très matériel. Les séances avaient progressé, s'étaient multipliées; sans doute n'y en aurait-il plus guère. Inquiet, Jacquemort se demandait. Comment cela finirait-il? Il avait beau faire et beau dire, il avait beau tout tirer de La Gloïre, il n'en acquérait, mentalement, rien de plus. Il ne possédait de vivant que ses souvenirs et ses expériences propres. Il ne parvenait pas à intégrer ceux de La Gloïre. Pas tous.
Baste, baste, se dit-il. La nature est fraîche et belle, quoique l'an soit sur son déclin. Mois d'octembre que je préfère aux climats baignés par la mer, mois d'octembre odorant et mûr, avec les feuilles noires et dures et les ronces en barbelé rouge, et tous les nuages qui bougent et s'étirent au bord du ciel, et les chaumes couleur vieux miel, et tout ça, mais c'est très joli, la terre est molle et brune et chaude, et s'inquiéter, quelle folie, tout ça va se tasser très vite. Ah! quelle est longue, cette route!
Un vol de maliettes qui partaient sans doute vers le sud lui fit lever les yeux, à cause de ses oreilles. Curieuse, cette habitude de chanter en accords: les oiseaux de pointe donnaient la basse, ceux du milieu, la tonique, les autres se répartissaient également la dominante et la sensible, et quelques-uns se risquaient à des enrichissements plus subtils, voire diminués. Tous attaquaient et s'arrêtaient à la même seconde à intervalles pourtant irréguliers.
Mœurs des maliettes, pensa Jacquemort. Qui les étudiera? Qui saura les décrire? Il faudrait un gros livre, sur papier couché illustré d'eaux-fortes en couleurs, dues au burin fertile de nos meilleurs animaliers. Maliettes, maliettes, que n'approfondit-on pas vos mœurs! Mais, las, qui jamais en prit une, maliettes couleur de suie, au poitrail rouge, à l'œil de lune, aux cris légers de petites souris. Maliettes qui mourez dès qu'on pose sur vos plumes impalpables le doigt le plus léger, qui mourez pour la moindre cause, lorsqu'on vous regarde trop longtemps, lorsqu'on rit en vous regardant, lorsqu'on vous tourne le dos, lorsqu'on enlève son chapeau, lorsque la nuit se fait attendre, lorsque le soir tombe trop tôt. Maliettes subtiles et tendres dont le cœur occupe, à l'intérieur, toute la place où les autres bêtes logent des organes banals.
Peut-être que les autres ne voient pas les maliettes comme je les vois, se dit Jacquemort, et peut-être que je ne les vois pas tout à fait comme je dis, mais en tout cas, une chose est sûre, c'est que même si on ne voit pas les maliettes, il faut faire semblant. Du reste, elles sont si visibles que l'on serait ridicule de les manquer.
Je distingue de moins en moins la route, voilà ce qui est sûr. Car je la connais trop. Et pourtant, nous trouvons beau surtout ce qui nous est familier, dit-on. Pas moi, probablement. Ou peut-être parce que cette familiarité me laisse libre de voir autre chose à la place. De voir les maliettes. Ainsi, rectifions: nous trouvons beau ce qui nous est assez indifférent pour nous permettre de voir ce que nous voulons à la place. Peut-être ai-je tort de mettre ceci à la première personne du pluriel: je trouve… (voir ci-dessus).