– Vous serez prudent? dit-il.
– Naturellement.
– Vous avez des provisions?
– J'ai de l'eau et des lignes.
– Rien d'autre?
– Je prendrai du poisson. La mer suffit à tout.
– Ah! vous l'avez, vous, votre complexe, fulmina Jacquemort.
– Soyez pas vulgaire, dit Angel. Je sais, le retour à la mère, la mer, le même tabac. Allez donc psychanalyser vos abrutis. Les mères, j'en ai ma claque.
– Parce que celle-là est votre femme, dit Jacquemort. Mais la vôtre, vous la regrettez.
– Non. D'ailleurs, je n'ai pas de mère.
Ils se tenaient au bord du vide et Angel s'engagea le premier sur une petite corniche descendante. Le bateau était maintenant en vue, à leurs pieds. Jacquemort vit que les rails se redressaient presque horizontalement en arrivant à l'eau, après une chute à pic. Étant donné sa vitesse d'arrivée, la barque aurait dû se trouver au moins à trois cents mètres du bord. Il en fit la remarque.
– Il y avait un câble de rappel, dit Angel.
– Bon, approuva Jacquemort sans comprendre.
La plage de galets se peupla d'échos sous leurs pieds. Souple, Angel saisit l'extrémité d'un filin léger et élastique. Lentement, la barque se rapprocha du bord.
– Embarquez, dit Angel.
Jacquemort obéit. Le bateau oscilla. Quand on se trouvait dessus, il paraissait plus grand. Angel sauta à son tour et disparut sous le rouf.
– Je monte le balancier, dit-il, et on part.
– Pas pour de bon, hein? protesta Jacquemort. La tête d'Angel réapparut.
– N'ayez pas peur, dit-il en souriant. Je ne suis pas encore tout à fait prêt. Pas avant huit jours. Aujourd'hui on essaie.
XIV
27 juinet.
Tant avait de fois Jacquemort pris le chemin du village qu'il lui était devenu aussi plat qu'un couloir d'asile et aussi nu qu'un barbu rasé. Un simple chemin, une voie comme une ligne est une ligne, sans épaisseur et n'existe pas. Et raccourci se trouvait ce chemin; pieds connus, pas déjà faits (pas de marche et non de négation). Embrouiller, devait-il, inverser mais c'est insuffisant, les mêler, mieux, de parasites lettriques et logiques pour la parcourir, la route, sans ennui, ses pensées simples. Et tout de même, il arrivait au bout chaque fois. Il chantait aussi.
Le chant du canon,
Le chant du départ,
La chandelle nazale,
Le chancre moule,
Le chantre mouille,
La chambre mousse.
Et tous les chants connus, à naître, à venir, pauvre Jacquemort qu'il était bête, mais quoi, lui ne se voit pas. Alors il arriva au village, puisque c'est dit plus haut, et cette chape de ce village pesant lui tomba, et le couvrit, et le voilà devant chez la mercière (qu'il pensait) en fait couturière, et méritante, et il fit:
– Toc! deux fois.
– Entrez!
Jacquemort entra. Il faisait sombre comme dans toutes les maisons du village. Des objets fourbis luisaient profond. Le sol de carreaux usés, d'un rouge terne, jonché de petits morceaux de fil, de tissu, et de grains de mil pour les poules, de grains de sang pour les coqs et de grains de dix pour les amateurs.
La vieille couturière était vieille et cousait une robe.
– Tiens, se dit Jacquemort.
– Vous travaillez pour Clémentine? demanda-t-il pour en avoir le cœur net; car il suffit de questions pour la propreté du cœur, c'est un organe bien protégé et facile à entretenir.
– Non, dit-elle.
Jacquemort vit alors le maréchal-ferrant.
– Bonjour! dit-il aimable.
Le maréchal sortit de son coin. Il était toujours impressionnant, mais encore plus dans l'ombre, car cette impression restait imprécise et grandissait de ce fait.
– Que venez-vous faire? demanda-t-il.
– Je viens voir Madame.
– Vous n'avez rien à faire ici, estima le maréchal.
– Je voudrais savoir à quoi ça rime, demanda Jacquemort. Ces robes sont les mêmes que celles de Clémentine et ça m'intrigue.
– Vous vous fatiguez bien pour rien, dit le maréchal. C'est pas des robes brevetées, tout le monde peut les faire.
– On ne copie pas toutes les robes comme ça, dit Jacquemort sévère. C'est indécent.
– Pas de vilains mots, dit le maréchal.
Il avait vraiment de très gros bras. Jacquemort se gratta le menton, regarda le plafond ventru et décoré de mouches mortes sur des rouleaux gluants.
– Alors bref, dit-il, elle persiste.
– C'est moi qui les commande, dit le maréchal-ferrant d'une voix plate et dangereuse. Et que je les paye.
– Tiens? dit Jacquemort mondain. Pour votre charmante jeune femme, peut-être?
– N'ai pas.
– Heu, heu…, commença Jacquemort. Mais au fait, dit-il, changeant d'idée, sur quels modèles les copie-t-elle?
– Elle les copie pas, dit le maréchal, elle les voit. Et elle les fait d'après sa vue.
– Oh! Oh! persifla Jacquemort. Vous me la baillez belle!
– Je ne baille personne, maréchala le ferrant. À ce moment, Jacquemort constata que la vieille couturière avait effectivement de faux yeux peints sur ses paupières fermées. Le maréchal suivait son regard.
– Les yeux peints, c'est pour qu'on ne remarque rien de la rue, dit-il. Si vous n'étiez pas entré, vous n'auriez rien remarqué.
– Mais j'ai frappé, dit Jacquemort.
– Oui, objecta le maréchal, mais comme elle n'y voit pas, elle a dit: «Entrez!» sans se rendre compte que c'était vous.
– Mais elle a dit: «Entrez!» quand même.
– Quoi, dit le maréchal-ferrant, elle est bien élevée, cette vieille pute.
La couturière faisait à ce moment un petit nid de smocks à la ceinture de la robe, une jolie simple de piqué blanc que Clémentine portait la veille.
– Mais elle travaille vraiment les yeux fermés? insista Jacquemort, étonné et affirmatif comme pour se convaincre.
– On a tort de dire les yeux fermés, ferranta le maréchal. On n'a pas les yeux fermés parce qu'on met des paupières devant. Ils sont ouverts dessous. Si vous roulez un rocher dans une porte ouverte, elle n'est pas fermée pour cela; et la fenêtre non plus d'ailleurs, parce que pour voir de loin c'est pas des yeux qu'on se sert, et, donc vous ne comprenez guère les choses.
– Eh bien! dit Jacquemort soufflé, si vous croyez que c'est votre charabia qui va m'éclairer, vous avez un culot peu commun.
– Je n'ai rien de commun, dit le maréchal. Surtout avec vous. Laissez travailler cette vieille morue et foutez-nous la paix.
– Bon, dit Jacquemort. Bon. Oh! Bon!… Je m'en vais.
– Bon vent, approuva le maréchal.
– Au revoir, Monsieur Jacquemort, dit la couturière.
Elle coupa le fil avec ses dents, comme une Parque dont les ciseaux sont chez le repasseur. Jacquemort vexé sortit avec dignité. Il lança une flèche ultime.
– Je vais troncher votre bonne.
– Grand bien vous fasse, dit le maréchal. Je l'ai tronchée avant vous et c'est pas fameux. Elle remue pas les fesses.
– Je remuerai pour deux, assura Jacquemort, et je la psychanalyserai.
Il se retrouva fièrement dans la rue. Trois cochons passaient, marquant le pas en grognant. Il allongea un bon coup de pied dans le derrière du troisième qui lui paraissait vicieux, et reprit sa route, Jacquemort.