Clémentine se précipita vers la porte. Elle appela la bonne.
– Oui Madame.
– Je vous interdis de servir des crabes à déjeuner.
– Mais il n'y en a pas, Madame. C'est du rosbif et des pommes de sable.
– Je vous l'interdis tout de même.
– Bien Madame.
– Et ne faites plus jamais de crabes. Ni de homard. Ni d'écrevisses. Ni de langoustes.
– Bien Madame.
Elle rentra dans sa chambre. Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux tout faire cuire lorsqu'ils dorment, et tout manger froid. Qu'il n'y ait jamais de feu lorsqu'ils sont éveillés et debout? Bien entendu, tenir soigneusement les allumettes sous clé. On le fait déjà. L'eau bouillie qu'ils boivent, on la ferait bouillir le soir, une fois qu'ils seront couchés. C'est une chance d'avoir pensé à l'eau bouillie. Les microbes perdent leur virulence quand ils ont bien bouilli. Oui, mais avec tout ce qu'ils fourrent dans leur bouche quand ils sont au jardin. Ce jardin. On devrait presque éviter de les envoyer au jardin. Ce n'est pas plus sain qu'une pièce propre. Une pièce bien propre, lessivée tous les jours, certes, cela vaut mieux qu'un jardin. Évidemment, sur le carrelage ils peuvent prendre froid. Mais au jardin aussi. Il y a autant de courants d'air. Et l'herbe mouillée. Une pièce bien propre. Ah! c'est vrai. Il reste le danger des carreaux. Ils se couperont. Ils se coupent les artères du poignet, et comme ils ont fait une bêtise, ils n'osent pas le dire; le sang coule, coule et Citroën devient tout pâle. Joël et Noël pleurent et Citroën saigne. La porte est fermée à clé parce qu'on est allé faire une course, et Noël prend peur devant le sang, et il essaie de passer par la fenêtre pour appeler, et voilà qu'il monte sur les épaules de Joël, il s'accroche maladroitement, tombe et se blesse à son tour, au cou, la carotide; en quelques minutes il est mort, sa petite figure est toute blanche. Ce n'est pas possible, non, pas une pièce fermée…
Elle se rua hors de sa chambre et, comme une folle, fit irruption dans celle où dormaient les trois petits. Le soleil éclairait les murs roses par les fentes des persiennes; on n'entendait que le souffle léger des trois respirations régulières. Noël bougea et grogna. Citroën et Joël souriaient dans leur sommeil, les poings à demi ouverts, détendus, inoffensifs. Le cœur de Clémentine battait trop fort. Elle quitta la chambre et revint dans la sienne. Cette fois, elle laissa les portes ouvertes.
Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui peut leur arriver. Tous les accidents qu'ils risquent, j'y pense d'avance. Et je ne parle pas des dangers qu'ils courront lorsqu'ils seront plus grands. Ou lorsqu'ils sortiront du jardin. Non. Ceux-là, je les garde en réserve. J'ai dit que j'y penserais par la suite. J'ai le temps. J'ai le temps. Il y a déjà tant de catastrophes à imaginer. Tant de catastrophes. Je les aime puisque je pense à ce qui peut leur arriver de pire. Pour le prévoir. Pour le prévenir. Je ne me complais pas dans ces évocations sanglantes. Elles s'imposent à moi. Ceci prouve que je tiens à eux. J'en suis responsable. Ils dépendent de moi. Ce sont mes enfants. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. Ces anges. Incapables de se défendre, de savoir ce qui est bon pour eux. Je les aime. C'est pour leur bien que je pense à tout cela. Cela ne me fait aucun plaisir. Je frémis à l'idée qu'ils peuvent manger des baies empoisonnées, s'asseoir dans l'herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, par les abeilles, par les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, un pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, ils sont si petits, ils tombent dans le puits, ils se noient, la branche s'écroule sur leur tête, le carreau casse, le sang, le sang…
Elle n'en pouvait plus. Sans faire de bruit, elle se leva, et regagna à pas feutrés la chambre des enfants. Elle s'assit sur une chaise. De sa place elle les voyait tous les trois. Ils dormaient d'un sommeil sans rêves. Peu à peu, elle s'assoupit à son tour, crispée, inquiète. Elle tressaillait parfois dans son sommeil, comme un chien qui songe à la harde.
VII
135 avroût.
Ouf, se dit Jacquemort en arrivant au village, ça fait bien la millième fois que je viens dans ce satané patelin et cette route n'a plus rien à m'apprendre. Il est vrai qu'elle ne m'empêche pas non plus d'apprendre autre chose. Enfin, pour une fois qu'on va pouvoir profiter d'une distraction.
Il y avait des affiches partout. Des affiches blanches tirées en violet, sans doute à l'aide d'une machine à polycopier. CET APRÈS-MIDI, SPECTACLE DE LUXE… etcétéra, etcétéra. Le spectacle aurait lieu dans la remise derrière le presbytère. Il était, de toute évidence, organisé par le curé.
Sur le ruisseau rouge, pas trace de La Gloïre. Il devait se trouver plus loin, après le coude. Des maisons grises sortaient les gens endimanchés, c'est-à-dire vêtus comme pour un deuil. Les apprentis restaient à la maison. Pour ne pas qu'ils regrettent, on les bourrait de coups de pied les jours de spectacle et ils se sentaient très heureux de rester seuls tout l'après-midi.
Jacquemort connaissait maintenant tous les coins, détours et raccourcis. Il traversa la grande place où se tenait toujours régulièrement la foire aux vieux, longea l'école; quelques minutes plus tard, il contournait l'église, pour prendre un billet au guichet tenu par un des enfants de chœur du curé. Il prit une place chère pour bien voir. Et puis il entra dans la remise. D'autres personnes le précédaient et quelques-unes le suivaient. À la porte de la remise, le second enfant de chœur déchira la moitié de son billet ou, plus exactement déchira la totalité de son billet en deux moitiés dont il lui rendit une. Le troisième enfant de chœur plaçait une famille et Jacquemort attendit qu'il vînt s'occuper de lui, ce qui ne tarda pas. Les trois enfants de chœur étaient revêtus de leur tenue de gala, jupe rouge, petite calotte et chiffons de dentelle. Le dernier saisit le ticket de Jacquemort et guida le psychiatre jusqu'aux fauteuils d'orchestre. Le curé avait entassé dans la remise tout ce que l'église contenait comme chaises; tant de chaises qu'à certains endroits il n'y avait que des chaises, les unes sur les autres, et que l'on ne pouvait pas s'asseoir; mais ça permettait de vendre plus de billets.
Jacquemort occupa sa place et donna à contrecœur une gifle à l'enfant de chœur qui paraissait attendre un pourboire et s'en fut sans demander son reste. Ce reste aurait sans doute consisté en quelques horions assortis; il était naturel que Jacquemort ne se dressât point en public contre les coutumes du pays, malgré le dégoût qu'il avait toujours de ces pratiques. Il se mit à considérer les aménagements du spectacle, gêné et mal à l'aise.
Au milieu de la remise, encadré des quatre côtés par les chaises de l'église, se dressait un ring parfaitement établi formé de quatre poteaux sculptés retenus par de forts tirants métalliques, et entre lesquels on avait tendu des cordes de velours pourpre. Deux des poteaux diagonaux ne représentaient guère que des scènes familières de la vie de Jésus: Jésus se grattant les pieds sur le bord du chemin, Jésus se tapant un litre de rouge, Jésus à la pêche à la ligne, bref un résumé de l'imagerie sulpicienne classique. Les deux autres, par contre, possédaient des caractéristiques plus originales. Celui de gauche, le plus voisin de Jacquemort, affectait l'allure générale d'un gros trident, dressé pointes en l'air et tout décoré de sculptures infernales dont certaines semblaient propres (ou sales) à faire rougir un dominicain. Ou plusieurs dominicains. Ou même le colonel des Jésuites. Le dernier poteau, en forme de croix, portait de façon plus banale, l'effigie du curé, nu, de dos, et en train de chercher un bouton de col sous son lit.