Clémentine regagna lentement sa chambre. Ça n'avait pas très bon goût en fin de compte. Un rien de bifteck allait lui faire du bien.
Les débarbouiller entièrement de cette façon-là. Oui.
Car, elle se l'était dit souvent, il est extrêmement dangereux de leur faire prendre des bains. Un instant d'inattention. On tourne la tête, par exemple, on se baisse pour ramasser le savon qui a glissé et qui s'est faufilé derrière le pied du lavabo, hors de portée. Et, à ce moment, il y a une formidable surpression dans les conduites, parce que, subitement, une météorite incandescente est tombée au milieu du réservoir et a réussi à pénétrer dans le canal principal sans exploser en raison de la vitesse affolante; mais, une fois coincée, elle se met à vaporiser l'eau des canalisations et une onde de choc (c'est joli ce mot-là, une onde de choc) se propage à grande vitesse, et, naturellement, il coule bien plus d'eau qu'avant, de sorte que, le temps de se baisser pour ramasser ce savon – d'ailleurs, c'est un crime de vendre des savons de cette forme; ovoïdes et glissants, qui peuvent vous échapper pour un oui, pour un non, et s'envoler n'importe où, et même en tombant dans l'eau, envoyer un microbe dans le nez de l'enfant. Mais voilà que l'eau arrive en masse, et le niveau monte, l'enfant s'affole, il avale, s'étrangle – on peut en mourir – sa pauvre figure violette – asphyxié…
Elle essuya son front moite et referma la porte de l'armoire sans rien prendre. Son lit. Son lit, tout de suite.
XV
Un peu vexé, Joël rejoignit ses frères. Pelle en main, ils creusaient et ne firent aucune remarque.
– Tu crois qu'on va en retrouver une bleue? demanda Noël à Citroën.
Joël leva le nez, intéressé.
– Non, dit Citroën. Je t'ai dit que c'était très rare. On en trouve une sur cinq cents millions.
– C'est une blague, décida Joël, qui se remit au travail avec rage.
– Dommage qu'il l'ait mangée, dit Citroën. Sans ça, on serait peut-être en train de voler aussi.
– Heureusement que c'est le sien, dit Noël. Moi, ça m'ennuierait que le mien soit parti.
Il enlaça ostensiblement son ours en peluche.
– Mon Dumuzo! dit-il avec tendresse.
Joël, l'œil obstinément baissé, attaquait avec vigueur un petit filon de gravier.
L'allusion à l'ours lui fit sauter le cœur. Où était le sien? Il ne voulait pas lever la tête, mais ses yeux commençaient à le picoter un peu.
– Il n'a pas l'air content, railla Noël.
– Ils n'étaient pas bons, les lixirs, demanda ironiquement Citroën.
Joël ne répondit pas.
– Il sent encore mauvais, dit Noël. C'est pas étonnant que Poirogale soit parti.
Joël savait que s'il répondait, il aurait la voix tremblante, et il ne voulait pas. Il avait du mal à voir ce qu'il faisait, ses yeux se brouillaient de plus en plus, mais il se concentra sur ses cailloux. Et, subitement, il oublia l'ours, ses frères, et tout ce qui l'environnait.
Une ravissante limace d'un bleu de cobalt des plus purs rampait doucement sur un des cailloux qui tapissaient le fond de son chantier. Le souffle coupé, il la regarda. De ses doigts tremblants, il la saisit avec délicatesse et la porta à sa bouche d'un geste discret. Les railleries de ses frères ne lui parvenaient plus qu'à travers une brume joyeuse.
Il goba la limace bleue et se leva.
– Je sais bien que c'est vous qui l'avez caché, dit-il d'un ton assuré.
– Jamais de la vie, dit Citroën. Il est monté là-haut tout seul parce qu'il ne voulait pas rester avec un papa qui sent si mauvais.
– Ça m'est égal, dit Joël. Je vais aller le chercher.
Il eut tôt fait de découvrir l'escabeau à quelques mètres de l'arbre, et l'arbre lui-même où Poirogale, niché confortablement entre deux branches, conversait, très calme, avec un pivert.
Maintenant, il fallait voler. Il étendit les bras, décidé, et remua les mains. Citroën l'avait dit.
Lorsque ses talons passèrent au ras du nez de Noël, celui-ci saisit le bras de Citroën.
– Il en a trouvé une…, murmura-t-il.
– Bon, dit Citroën. Ça prouve que j'avais raison, tu vois;
Le pivert ne bougea pas en voyant arriver Joël qui s'installa confortablement à côté de l'ours et appela ses frères.
– Alors, vous venez? proposa-t-il, moqueur.
– Non, dit Citroën. C'est pas amusant.
– Si, c'est amusant, dit Joël. Hein? demanda-t-il au pivert.
– C'est très amusant, confirma le pivert. Mais vous savez, des limaces bleues, il y en a plein le massif d'iris.
– Oh, dit Citroën, j'en aurais trouvé de toute façon. Et on peut toujours les peindre en bleu avec de la couleur…
Il se dirigea vers le massif d'iris, suivi de Noël. Joël les rattrapa en route. Il avait laissé Poirogale sur la fourche.
– On va en manger beaucoup, dit-il. Comme ça, on pourra voler très haut.
– Une suffit, dit Citroën.
Lorsque Clémentine sortit, elle aperçut l'escabeau sur la pelouse. Elle courut et regarda de plus près. Elle vit l'arbre. Et, sur l'arbre, Poirogale, confortablement étendu.
Portant une main à son cœur, elle se précipita dans le jardin, appelant à grands cris ses enfants.
XVI
8 octembre.
– J'ose à peine vous donner tort, dit Jacquemort. Mais ne précipitons rien.
– C'est la seule solution, dit Clémentine. On peut retourner le problème du côté que l'on veut. Cela ne serait pas arrivé s'il n'y avait pas eu cet arbre.
– Ça ne serait pas plutôt la faute de l'escabeau? suggéra Jacquemort.
– Naturellement, jamais elle n'aurait dû laisser traîner cet escabeau, c'est une autre histoire. Et elle sera punie comme elle le mérite. Mais vous comprenez bien que sans l'arbre, jamais Citroën et Noël n'auraient eu l'idée de mettre l'ours hors de portée de Joël? C'est cet arbre qui est la cause de tout. D'ailleurs, songez qu'il aurait même pu essayer d'y grimper directement pour aller rechercher son ours, le pauvre chou.
– Cependant, dit Jacquemort, certains considèrent que cela fait du bien aux enfants de grimper aux arbres.
– Pas à mes enfants à moi! dit Clémentine. Et il peut se produire tant de choses avec les arbres. On ne sait pas. Des termites rongent les racines, et soudain ils s'abattent sur vous, ou une branche morte se casse et vous assomme, ou le foudre le frappe, il s'enflamme, le vent active le feu, porte des flammèches jusqu'à la chambre des enfants et ils meurent brûlés!… Non, il y a trop de danger à garder des arbres dans un jardin. Aussi, je vous demande si vous voulez vous charger d'aller au village et de prier les hommes de venir les abattre tous. Ils pourront en emmener la moitié; je garderai le reste pour le chauffage.
– Quels hommes? demanda Jacquemort.
– Oh, je ne sais pas, moi, les élagueurs, les bûcherons… les bûcherons, voilà. Je vous demande de prier que l'on m'envoie quelques bûcherons. C'est très difficile?
– Oh non, dit Jacquemort. J'y vais. Il ne faut rien négliger.
Il se leva. Il y allait.