– Tu te rappelles tes grands-parents? Elle réfléchit une minute.
– C'est pour quoi que vous m'avez fait venir? demanda-t-elle. Pour me demander ces choses-là?
– C'est aussi pour ça, dit Jacquemort prudent.
– C'est des choses qui ne vous regardent pas, dit-elle. Elle se leva et s'assit, les jambes hors du lit.
– Vous me montez ou non? demanda-t-ellè. Je suis venue pour ça. Vous le savez bien. Je ne sais pas parler, mais je ne suis pas assez bête pour vous laisser vous moquer de moi.
– Oh! va-t'en, dit Jacquemort. Tu as trop mauvais caractère. Tu reviendras demain.
Cependant, elle se levait. Elle passait devant le psychiatre et le profil de sa gorge le remua.
– Allez, dit-il. Reste sur le lit. Je viens.
Elle regagna rapidement sa place, un peu haletante. Lorsque Jacquemort s'approcha d'elle, elle se détourna, lui présenta ses reins. Il la prit dans cette position, comme le matin derrière la haie.
XX
Angel était étendu auprès de Clémentine. Dans le lit triple, les trois enfants dormaient sans rêves avec de petits reniflements inquiets. Elle ne dormait pas. Il le savait. Depuis une heure, ils étaient là, l'un près de l'autre, dans l'obscurité.
Il changea de place, cherchant un coin frais. Dans ce geste, sa jambe vint au contact de celle de Clémentine. Elle eut un sursaut et alluma brusquement la lumière. Angel, un peu somnolent, s'accouda sur l'oreiller pour la regarder.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il. Tu n'es pas bien? Elle s'assit et secoua la tête.
– Je ne peux plus, dit-elle.
– Tu ne peux plus quoi?
– Je ne peux plus te supporter. Je ne peux plus dormir près de toi. Jamais je ne pourrai plus dormir si j'ai l'idée qu'à chaque instant tu vas me toucher. M'approcher. Quand je sens les poils de tes jambes effleurer seulement les miennes, je deviens folle. Je hurlerais.
Elle avait une voix tendue, frémissante, pleine de cris rentrés.
– Va dormir ailleurs, dit-elle. Aie pitié de moi. Laisse-moi.
– Tu ne m'aimes plus? demanda Angel bêtement. Elle le regarda.
– Je ne peux plus te toucher, dit-elle, et encore. Je pourrais. Mais je ne peux pas imaginer que tu me touches, fût-ce un instant. C'est horrible.
– Tu es folle? proposa Angel.
– Je ne suis pas folle. Tout contact physique avec toi me fait horreur. Je t'aime bien… C'est-à-dire, je voudrais que tu sois heureux… mais pas comme ça… Ça me coûte trop. Pas à ce prix-là.
– Mais, dit Angel, je ne voulais rien te faire. Je changeais de position et je t'ai effleurée. Ne te mets pas dans cet état-là.
– Je ne suis dans aucun état, dit-elle. C'est mon état normal, maintenant. Couche dans ta chambre!… Je t'en prie Angel. Aie pitié de moi.
– Tu n'es pas bien, murmura-t-il en hochant la tête.
Il lui passa la main sur l'épaule. Elle frémit mais le laissa faire. Il l'embrassa doucement sur la tempe et se leva.
– Je vais chez moi, mon chou, dit-il. Ne t'inquiète pas…
– Ecoute, dit-elle encore, je… je ne veux pas… je ne sais pas comment te le dire… je ne veux plus… et ne crois pas que je voudrai jamais de nouveau… Tâche de te trouver une autre femme. Je ne suis pas jalouse.
– Tu ne m'aimes plus…, dit tristement Angel.
– Plus comme ça, dit-elle.
Il sortit. Elle restait assise à sa place et regardait à côté d'elle le creux qu'avait fait Angel en bas de son oreiller. Il dormait toujours tout en bas de l'oreiller.
Un des enfants s'agita dans son sommeil. Attentive elle écouta. Le bébé se rendormit. Levant la main, elle éteignit la lumière. Maintenant, elle avait tout le lit pour elle et jamais plus un homme ne la toucherait.
XXI
Dans sa chambre, Jacquemort venait d'éteindre à son tour. Lointains s'apaisèrent les petits grincements du sommier de la nurse qui se couchait, pleine. Quelques instants, il demeura sur le dos immobile. Les choses de ces derniers jours dansaient jusqu'au vertige et son cœur battait violemment. Peu à peu, il se détendit et glissa dans l'inconscience, fermant ses paupières lasses sur des rétines lacérées par les lanières rêches de visions insolites.
DEUXIEME PARTIE
I
Mardi 7 mai.
Il y avait, sur la falaise, loin au-delà du jardin, bien après le cap déchiré dont la mer, nuit et jour, faisait la barbe, une haute masse de pierre, un champignon irrégulier qui se dressait, solide et rebutant, limé par le vent, fréquenté seulement des biques et des fougères. Il était invisible de la maison. On l'appelait l'Homme de Terre pour faire pièce à l'Homme de Mer, son frère, qui jaillissait de l'eau un peu sur la gauche, juste en face. L'Homme de Terre était facilement accessible de trois côtés. Cependant la face nord tendait au visiteur éventuel un ensemble de pièges et de chicanes presque infranchissables et que l'on eût dit combinés par un corbusier malicieux, rendant, de ce côté, son escalade aléatoire.
Parfois les douaniers venaient s'y entraîner, et tout le jour, sanglés dans leurs maillots de coton rayé vert et blanc, ils s'efforçaient d'inculquer à leurs apprentis les notions de grimpette sans lesquelles la contrebande deviendrait un fléau.
Mais ce jour-là, l'Homme était désert. Pour Clémentine qui, collée au roc, s'élevait lentement, assurant ses prises.
Les jours précédents, c'avait été un jeu d'enfant que de gagner le sommet par les flancs est, ouest et sud. Aujourd'hui, elle devait se donner à fond. Pas une prise, rien sous la main que le flanc de l'Homme, le granit lisse et compact.
Elle se trouvait à plat ventre contre un glacis pratiquement vertical. Trois mètres au-dessus d'elle, une saillie lui permettrait de s'accrocher. C'est seulement là que le vrai travail commencerait: car toute la partie supérieure de l'Homme était en surplomb. Mais d'ores et déjà, il fallait faire les trois mètres.
Les extrémités de ses espadrilles la retenaient au-dessus du vide, engagées dans une longue fente qui courait en biais le long du glacis. De la terre accumulée dans cette fente y nourrissait de petites plantes. Cela faisait une ligne verte contre le gris du granit, comme le mérite agricole sur un revers d'instituteur.
Clémentine respirait lentement, profondément. S'élever, telle une mouche le long du mur. Trois mètres. Trois mètres seulement. Moins de deux fois sa hauteur.
À regarder de plus près, il y avait bien quelques aspérités. Le tout, c'était d'y regarder d'assez près pour voir; mais pas plus, pour éviter de se rendre compte que ça ne suffisait absolument pas à vous empêcher de tomber.
Elle posa ses mains sur deux de ces fausses saillies et se débrouilla.
A travers l'étoffe sèche du pantalon qu'elle portait, le roc lui caressait les genoux. Ses pieds s'enlevèrent trente centimètres au-dessus de la ligne verte.
Elle respira, regarda et recommença. Dix minutes plus tard elle se rétablissait sur la corniche qui précédait la dernière étape. Son front était moite et les cheveux fins de ses tempes leur collaient. Elle sentait monter d'elle-même l'odeur végétale de sa transpiration.
Elle ne pouvait guère remuer car l'espace lui était mesuré. En tournant la tête, elle voyait sous un angle inhabituel, l'Homme de Mer et sa ceinture de mousse. Le soleil, déjà haut dans le ciel, levait des nuages de paillettes autour des récifs noueux de la côte.
L'Homme de Terre, au-dessus d'elle, s'achevait comme la gouttière d'un livre debout, aux trois quarts fermé, légèrement incliné, de surcroît, à la rencontre du vide. Un angle aigu et fuyant dans lequel il fallait avancer.
Clémentine rejeta sa tête en arrière, regarda l'angle et ronronna doucement de plaisir. Elle était mouillée entre les jambes.