Depuis le jour où il l'avait surprise dans la salle à manger, tous les jours, à quatre heures et demie, Clémentine se retirait dans sa chambre pour faire, disait-elle, un petit somme. En ce moment où les reins d'acier de la statue plongeaient le maréchal dans l'extase, Clémentine, dans la maison de la falaise, crispait ses doigts fins sur ses draps et haletait aussi, satisfaite.
Jacquemort était de plus en plus excité quand il se rapprocha de la petite ouverture de la cloison. Sans hésiter, il regarda. Sa main cherchait en même temps le corps de Nëzrouge qui, ravie, n'y comprenait rien. Décidément, les paysans, c'est drôlement civilisé, se disait Jacquemort en regardant le maréchal.
XVII
39 juinet.
Les pieds dans l'eau, le pantalon relevé et ses chaussures à la main, Jacquemort contemplait bêtement le bateau. Il attendait Angel, le bateau l'attendait aussi. Angel redescendait la falaise, muni de couvertures et d'un dernier bidon d'eau. Il avait mis des vêtements de mer, en toile translujaune et cirée. Il traversa rapidement la petite crique de galets et rejoignit Jacquemort. Celui-ci se sentait serré.
– Restez pas comme ça, avec vos souliers à la main, dit Angel. Vous avez l'air d'un bouseux du dimanche.
– Je m'en fiche de quoi j'ai l'air, répondit le psychiatre.
– Et laissez votre barbe tranquille.
Jacquemort regagna le sol sec et posa ses godasses sur un gros rocher. Quand il levait la tête, il voyait la traînée rapide des rails du bateau disparaître au-delà des rocs de la falaise.
– Ça va me flanquer le cafard quand je verrai ce truc-là, dit-il.
– Mais non, dit Angel. Ne craignez rien.
Il franchit lestement la passerelle souple qui menait à bord. Jacquemort ne bougeait pas.
– A quoi ça sert, ces pots de fleurs? demanda-t-il lorsque Angel réapparut.
– J'ai pas le droit d'emporter des fleurs? demanda l'autre agressif.
– Mais si, mais si, dit Jacquemort. Il ajouta: Avec quoi les arroserez-vous?
– Avec de l'eau, dit Angel. Et puis, vous savez, il pleut aussi, en mer.
– Certes, confirma l'autre.
– Ne faites pas cette gueule-là, dit Angel. Vous me rendez malade. Dirait-on pas que vous perdez un ami!
– C'est le cas, dit Jacquemort. Je vous aime bien.
– Ben, moi aussi, dit Angel. Mais vous voyez, je m'en vais quand même. On ne reste pas parce qu'on aime certaines personnes; on s'en va parce qu'on en déteste d'autres. Il n'y a que le moche qui vous fasse agir. On est lâches.
– Je ne sais pas si c'est de la lâcheté, dit Jacquemort, mais ça me fait de la peine.
– Pour que ça n'en soit pas trop, dit Angel, j'ai mis des détails complémentaires un peu dangereux: pas de provisions, un petit trou dans la coque et assez peu d'eau. Ça va? Ça compense?
– Quel con, grogna Jacquemort furieux.
– Comme ça, continua Angel, ça reste une lâcheté du point de vue moral, mais physiquement, c'est hardi.
– C'est pas hardi, c'est idiot, dit Jacquemort. Pas confondre. Et puis, qu'est-ce que ça a de lâche, sur le plan moral? On n'est pas lâche parce qu'on n'aime pas quelqu'un, ou parce qu'on ne l'aime plus. C'est comme ça, quoi.
– On va encore se perdre, dit Angel. Toutes les fois qu'on commence à parler ensemble, on s'écarte dans le fortement pensé. Ça me fait une autre raison de partir; j'éviterai aussi de vous donner de mauvaises idées.
– Si vous croyez que les autres m'en donnent de meilleures, marmonna Jacquemort.
– C'est vrai, excusez-moi. J'oubliais votre fameux vide. Angel rit et replongea dans le ventre du bateau. Il en rejaillit presque aussitôt tandis qu'un léger ronflement s'élevait.
– Tout va bien, dit-il. Je peux partir. D'ailleurs, je préfère qu'elle les élève toute seule. Je ne serais sûrement pas d'accord et je déteste les discussions.
Jacquemort regardait l'eau claire qui grossissait les galets et les algues. La mer très belle bougeait à peine, un petit clapotis, mince comme des lèvres mouillées qui s'entrouvrent. Il baissa la tête.
– Ah! zut…, dit-il. Ne faites pas de blagues.
– J'ai jamais pu en faire de vraies, dit Angel. Au moins, avec ça, je suis forcé. Je ne peux plus reculer.
Il redescendit vivement la passerelle et tira de sa poche une boîte d'allumettes. Il se baissa, en gratta une et enflamma le bout d'une mèche suiffée qui dépassait l'extrémité du chemin de lancement.
– Comme ça, dit-il, vous n'y penserez plus.
La flamme bleuâtre rampa tandis qu'ils la guettaient tous deux. Elle jaunit, s'enfla, courut et le bois commençait à noircir en craquant. Angel remonta et rejeta la passerelle sur la grève.
– Vous ne la prenez pas? dit Jacquemort détournant ses yeux de la flamme.
– Pas besoin, dit Angel. Je vais vous avouer une chose: j'ai horreur des enfants. Au revoir, mon vieux.
– Au revoir, sale con, dit Jacquemort.
Angel sourit, mais il avait les yeux brillants. Derrière Jacquemort, le feu soufflait et chuintait. Angel descendit sous le rouf. On entendit un violent bouillonnement et les pieds articulés se mirent à battre l'eau. Il remonta et prit la barre. Déjà le bateau avait de la vitesse et s'éloignait rapidement du rivage, se déjaugeant à mesure qu'il accélérait. Lorsqu'il fut à son plein régime, il parut, léger et grêle, marcher sur l'eau calme au milieu d'une gerbe d'écume. Angel leva un bras de poupée dans la distance. Jacquemort fit un signe. Il était six heures du soir. Le feu grondait maintenant et le psychiatre dut s'en écarter en s'essuyant le visage. Bon prétexte. Une épaisse fumée s'élevait dans un roulis majestueux, lacérée d'orange. En volutes puissantes, elle dépassa la falaise et monta presque droite dans le ciel.
Jacquemort frissonna. Il s'aperçut qu'il était en train de miauler depuis plusieurs minutes. Un miaulement de regret mêlé de douleur, comme celui d'un chat qu'on vient de couper. Il referma la bouche et, maladroit, remit ses chaussures. Il revint vers la falaise. Avant de grimper, il jeta un dernier regard vers la mer. Les rayons du soleil encore vifs faisaient scintiller, là-bas, un objet maigre qui marchait sur l'eau comme une notonecte. Ou une nèpe. Ou une araignée. Ou comme quelque chose qui marchait tout seul sur l'eau, avec Angel, tout seul, à bord.
XVIII
39 juinout.
Assise à sa fenêtre, elle se regardait dans le vide. Le jardin, devant elle, se tassait sur la falaise et laissait le soleil lui lécher tous ses poils obliquement, une dernière caresse avant le crépuscule. Clémentine se sentait lasse et se surveillait son intérieur.
Perdue dans elle-même, elle sursauta lorsque le quart de six heures sonna au lointain clocher.
D'un pas vif, elle quitta la pièce. Ils n'étaient pas au jardin. Elle descendit l'escalier, soupçonneuse, et se rendit délibérément dans la cuisine. De la buanderie, lui parvinrent les échos de la lessive de Culblanc tandis qu'elle ouvrait la porte.
Les enfants avaient tiré une chaise devant le buffet. Noël la tenait à deux mains. Debout sur une chaise, Citroën tendait à Joël, l'un après l'autre, les morceaux de pain de la corbeille; le pot de confiture reposait encore sur le siège de la chaise, entre les pieds de Citroën. Les joues barbouillées des jumeaux trahissaient l'usage déjà fait du produit de leur expédition.
En entendant arriver leur mère, ils se retournèrent et Joël fondit en larmes, suivi de près par Noël. Seul Citroën ne broncha pas. Il prit un dernier morceau de pain et y mordit, tandis qu'il faisait face et s'asseyait près du pot de confiture. Il mâchait posément sans se presser.
En pensant qu'elle venait, une fois encore, de laisser passer l'heure, Clémentine fut saisie d'un remords honteux, plus vif encore que le déplaisir éprouvé lorsqu'il lui arrivait de rentrer en retard. L'attitude même de Citroën, cet air de provocation et de défi, complétait celle de ses frères; s'ils faisaient face pour sa part, il avait, comme eux, le sentiment d'accomplir quelque chose de défendu; il s'imaginait donc évidemment que sa mère les brimait tous trois volontairement, qu'elle s'opposait à ce qu'il goûte; et cette réflexion fit tant de peine à Clémentine qu'elle faillit elle-même se mettre à pleurer. Cependant, afin d'éviter que sa cuisine ne prît des allures de vallée de larmes, elle parvint à réduire à merci ses glandes lacrymales titillées.