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VI

Clémentine ne bougeait pas. Elle reposait toute plate, les yeux au plafond. Deux des bougres étaient à sa droite, le troisième à sa gauche. La nurse avait rangé la pièce. Du soleil coulait sans bruit sur le rebord de la fenêtre ouverte.

– Il faudra les sevrer demain, dit Jacquemort. Elle ne peut pas en nourrir deux plus un, ensuite ça ira plus vite et tertio elle gardera une jolie poitrine.

Clémentine s'agita, tourna la tête de leur côté. Elle ouvrit deux yeux durs et parla:

– Je les nourrirai moi-même, dit-elle. Tous les trois. Et ça ne m'abîmera pas la poitrine. Et tant mieux si ça l'abîme. De toute façon, je n'ai plus le désir de plaire à personne.

Angel s'approcha et voulut lui caresser la main. Elle se dégagea.

– Ça suffit, dit-elle. Je n'ai pas envie de recommencer maintenant.

– Écoute, murmura Angel.

– Va-t'en, dit-elle, d'un ton fatigué. Je ne veux pas te voir en ce moment. Ça m'a fait trop mal.

– Tu ne te sens pas mieux? demanda Angel. Regarde… Ton ventre qui t'ennuyait tant. Tu n'en as plus.

– Et avec le drap que vous portez, dit Jacquemort, quand vous vous relèverez, vous n'aurez pas une trace.

Clémentine fit un gros effort et se redressa à demi. Elle parla d'une voix basse et sifflante:

– Je devrais me sentir mieux, hein?… comme ça… juste après…, avec mon ventre déchiré… et mon dos qui me fait mal… et les os de mon bassin tordus et douloureux, et mes yeux pleins de veinules rouges…, je devrais me récupérer, être bien sage, me refaire une jolie silhouette bien plate, une jolie poitrine bien ferme…, pour que toi ou un autre vous veniez m'écraser et me jeter votre ordure, et que ça recommence, que j'aie mal, que je sois lourde, que je saigne…

D'un geste violent, elle glissa son bras sous les couvertures et arracha le drap qui lui bandait le corps. Angel esquissa un geste.

– N'avance pas! dit-elle d'une voix si haineuse que son mari s'immobilisa, muet. Allez-vous-en! dit-elle. Tous les deux! Toi parce que tu m'as fait ça et vous parce que vous m'avez vue comme ça. Allez!… Filez!

Jacquemort se dirigea vers la porte, suivi d'Angel. Comme celui-ci venait de s'engager dans le passage, il reçut sur la nuque le drap roulé en boule que sa femme venait de lancer. Il trébucha et son front heurta le chambranle. La porte se referma sur lui.

VII

Maintenant, ils descendaient l'escalier de carreaux rouges qui tremblait sous leurs pas. La maison était bâtie en force de grosses poutres noires et de murs chaulés. Jacquemort cherchait quelque chose à dire.

– Ça ira mieux tout à l'heure…, proposa-t-il.

– Mmm…, répondit Angel.

– Vous en avez gros sur la patate? suggéra le psychiatre.

– Non, dit Angel. J'ai été enfermé deux mois. C'est ça. Il s'efforça de rire.

– Ça me fait drôle de me retrouver libre.

– Qu'est-ce que vous avez fait pendant ces deux mois? demanda Jacquemort.

– Rien, dit Angel.

Ils traversaient un grand hall carrelé, comme l'escalier, de grès rouge. Il y avait peu de meubles; une table massive de bois clair, un buffet bas du même arbre et, aux murs, deux ou trois peintures blanches, très belles. Des chaises assorties. Angel s'arrêta près du buffet.

– Vous boirez bien quelque chose? dit-il.

– Volontiers, dit Jacquemort.

Angel servit deux verres de ploustochnik fait à la maison.

– Fameux! apprécia Jacquemort. Comme l'autre ne répondait pas, il ajouta:

– Dans l'ensemble, ça vous fait quel effet d'être père?

– C'est pas marrant, dit Angel.

VIII

29 août.

Clémentine était seule. Pas un bruit dans la chambre. Sauf, par moments, le clapotis du soleil au bas des rideaux.

Soulagée, parfaitement abrutie, elle passa ses deux mains sur son ventre plat et mou. Ses seins gonflés pesaient. Elle eut pour son corps un regret, un remords, une honte, et oublia le drap rejeté la veille. Ses doigts parcoururent le contour de son cou, de ses épaules, l'enflure anormale de sa poitrine. Elle avait un peu trop chaud, la fièvre, sans doute.

Vague, venait de la fenêtre la rumeur lointaine du village. C'était l'heure du travail aux champs. On entendait monter des étables obscures quelques glapissements de bestiaux mis en pénitence, mais moins fâchés qu'ils ne voulaient le paraître.

Près d'elle, les salopiots dormaient. Elle en saisit un, réticente d'un léger dégoût et le tint à bout de bras au-dessus d'elle. Il était rose, avec une petite bouche humide de pieuvre et des yeux de viande plissée. Elle détourna la tête, découvrit un de ses seins et en approcha le salopiot. Il fallut lui mettre le bout du sein dans la bouche, alors il crispa ses poings et ses joues se creusèrent. Il avalait la gorgée aussitôt tirée avec un vilain bruit de gosier. Ce n'était pas très agréable. Cela soulageait un peu, cela mutilait un peu aussi. Le sein vidé aux deux tiers, le salopiot se rendit à merci, les deux mains écartées, ronflant salement. Clémentine le reposa à côté d'elle, et sans cesser de ronfler, il fît un bizarre remue-ménage avec sa bouche, suçant encore dans son sommeil. Il avait un duvet miteux sur le crâne, sa fontanelle battait de façon inquiétante, on pensait appuyer au milieu pour l'arrêter.

La maison résonna d'un choc sourd. La lourde porte d'en bas venait de se refermer, Jacquemort et Angel étaient sortis. Clémentine avait droit de vie et de mort sur les trois choses qui dormaient près d'elle. C'était à elle. Elle caressa son sein lourd et douloureux. Elle aurait de quoi nourrir les trois.

Le second se jeta avidement sur le mamelon brun que son frère venait d'abandonner. Il tétait tout seul, elle s'étira. Les pas de Jacquemort et d'Angel crissaient sur le gravier de la cour. Le bébé buvait. Le troisième remua dans son sommeil. Elle le souleva et lui donna l'autre sein.

IX

Le jardin s'accrochait partiellement à la falaise et des essences variées croissaient sur ses parties abruptes, accessibles à la rigueur, mais laissées le plus souvent à l'état de nature. Il y avait des calaïos, dont le feuillage bleu-violet par-dessous, est vert tendre et nervuré de blanc à l'extérieur; des ormades sauvages, aux tiges filiformes, bossuées de nodosités monstrueuses, qui s'épanouissaient en fleurs sèches comme des meringues de sang, des touffes de rêviole lustrée gris perle, de longues grappes de garillias crémeux accrochés aux basses branches des araucarias, des sirtes, des mayanges bleues, diverses espèces de béca-bunga, dont l'épais tapis vert abritait de petites grenouilles vives, des haies de cormarin, de cannais, de sensiaires, mille fleurs pétulantes ou modestes terrées dans des angles de roc, épandues en rideaux le long des murs du jardin, rampant au sol comme autant d'algues, jaillissant de partout, ou se glissant discrètes autour des barres métalliques de la grille. Plus haut, le jardin horizontal était divisé en pelouses nourries et fraîches, coupées de sentiers gravelés. Des arbres multiples crevaient le sol de leurs troncs rugueux.

C'est là qu'Angel et Jacquemort étaient venus se promener, las d'une nuit mal dormie. L'air frais de la mer nappait de cristal la falaise entière. En haut, à la place du soleil, il y avait une flamme creuse à contour carré.

– Vous avez un joli jardin, dit Jacquemort, sans chercher mieux. Vous vivez ici depuis longtemps?

– Oui, dit Angel. Deux ans. J'avais des désordres de conscience. J'ai raté pas mal de choses.

– Il restait de la marge, dit Jacquemort. Ce n'est pas fini avec ça.

– C'est vrai, dit Angel. Mais j'ai mis plus longtemps que vous à le découvrir.

Jacquemort hocha la tête.

– On me dit tout, remarqua-t-il. Je finis par savoir ce qu'il y a dans les gens. À propos, pourrez-vous m'indiquer des sujets à psychanalyser?

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