Jean-Pierre Richard, a priori, réécrit littérairement des textes littéraires. La critique telle qu'il la pratique prête alors le flanc à l'accusation de paraphrase. Des textes anciens, produits d'un monde qui n'est plus le nôtre, ont besoin d'un éclaircissement historique ou linguistique; on admet le principe d'une lecture analytique, marxiste, structuraliste, qui applique au texte des instruments précis et l'interprète réellement, en fait passer les données dans un langage autre. Mais pourquoi redire? Que nous donne alors le critique, que le texte, du moins pour l'essentiel, déjà ne nous ait donné?
Il y a deux manières de répondre à cette objection: on peut d'abord simplement se contenter d'aborder l'œuvre de Jean-Pierre Richard comme de la littérature, mais de la littérature au second degré. Y lire des mots issus d'une expérience indirecte: celle des livres, non celle de la vie. Après tout, notre expérience est toujours un peu livresque, et l'amour fait de romans d'amour. Après tout, nous savons bien que les romans eux aussi sont constitués de romans, même si, bien souvent, ils préfèrent nous laisser croire le contraire. Les récits plus ou moins autobiographiques de Jean-Pierre Richard nous raconteraient l'expérience de ses lectures, ses errances et ses chasses dans la forêt des livres. Nous n'aurions même pas besoin d'avoir lu, ou d'aller lire les textes dont il parle, comme il n'est pas nécessaire d'aller à Parme ou à Grenoble pour aimer Stendhal.
Mais rien n'empêche de prendre ces textes pour ce qu'ils se donnent, c'est-à-dire, bel et bien, de la critique. Jean-Pierre Richard dit très justement, dans 1'«Avant-propos» de L'État des choses: «dans une œuvre littéraire […] il me semble aujourd'hui que les choses montrent, mais ne disent pas.» II énonce ainsi ce programme critique:
Commenter, dès lors, ce ne serait pas trahir leur laconisme, vouloir dire à leur place ce qu'elles auraient pour vertu, peut-être pour bonheur de taire, ce serait, au contraire, continuer à montrer, montrer une deuxième fois ce qu'elles montrent, mais le faire un peu différemment, dans un autre ordre, le re-montrer (?) – surtout pas le démontrer.
D'où une manière de discrétion critique qui est aussi une forme d'élégance. Une piste de lecture psychanalytique ne sera jamais qu'entrouverte, parfois d'un mot, mot voilé de deux parenthèses, atténué d'un point d'interrogation. Il n'est pas question de passer sur un autre plan de parole, là où le silence littéraire n'a plus cours (là où le bruit interprétatif, trop souvent, brise le charme littéraire), mais de refaire entendre ce silence, et d'une certaine manière de s'assurer qu'il y a bien là silence.
Le texte, certes, dit tout, et tout est là. Il n'est pas besoin d'aller chercher ailleurs, en dessous, ou à côté. Il faut redire. Mais la redite, pour le critique et pour le lecteur qui réitère sa lecture du texte par la lecture du critique, n'est pas un simple redoublement. Le texte, d'être dit autrement, se trouve comme enrichi d'un supplément de conscience. Ce n'est pas alors que son sens est modifié, mais qu'il trouve en nous à atteindre d'autres niveaux, à engendrer de nouveaux réseaux, et, en dernier ressort, c'est là peut-être ce que l'on peut appeler le sens: la capacité d'un texte à s'associer aux divers lieux d'un espace mental. Le «silence» du texte est son aptitude à faire naître du sens.
Il ne s'agit alors, en effet, pas seulement de prolonger et d'approfondir, mais, plus essentiellement, de lier. Relier, re-monter dans le texte, ouvrir aussi chez le lecteur toutes sortes de possibilités d'associations. Tel est le sens du travail de Jean-Pierre Richard: commenter un texte, c'est se faire l'auxiliaire de ses vertus, l'aider à libérer ses principes actifs, non pas en l'interprétant, ce qui est déjà choisir à sa place, mais bien plutôt en verbalisant sa présence quasi physique, en le présentant, pour reprendre le terme que Jean-Pierre Richard, dans l'«Avant-propos» de Terrains de lecture, emprunte lui-même à Walter Benjamin. Il s'agit d'exposer «la panoplie d'êtres ou d'essences matérielles où s'investit ce qu'on aimerait pouvoir nommer une "idiotie"»:
Les présenter, dans quelques œuvres modernes et stimulantes, ou plutôt les re-présenter, les faire apparaître une deuxième fois, dans un ordre un peu différent de celui que nous offrent les livres eux-mêmes, voilà bien l'une des possibilités de la critique littéraire. La critique: cette écriture au service des écritures.
À la limite, l'enjeu d'une telle critique est moins de connaissance que d'expérience: le commentaire, s'il vise d'un côté, explicitement, à «lire le texte au plus vif de sa communication avec un monde», a de l'autre côté, implicitement, pour horizon notre propre rapport au monde.
Au monde, non pas au texte ni au savoir. D'autres critiques visent à faire entrer le texte dans le cadre d'un savoir théorique précis. La critique telle que la pratique Jean-Pierre Richard va au plus près de la vie. Elle tient de la phénoménologie. Mais la phénoménologie n'est pas ici un savoir, elle désigne bien plutôt un non-savoir, une réduction à l'immédiateté d'une relation ontologique entre le sujet et le monde, entre la conscience et l'être. C'est d'ailleurs cette réduction qui fait que la critique telle que la pratique Jean-Pierre Richard ne relève pas seulement de la science, mais aussi du jugement et du talent – ce qui la rend d'autant plus exigeante. Elle présuppose que la littérature, dans ce qu'elle a de plus authentique, cherche par le langage à retrouver cette immédiateté qui ne se trouve ni dans le savoir, ni, bien souvent, dans l'expérience même. En lisant, cette immédiateté peut à nouveau se perdre. L'acte critique consiste alors à aider le lecteur à conserver l'exigence de l'immédiat, à maintenir constante une sorte d'intensité, à garder le contact. Une telle critique présente l'avantage, dans le vieux débat entre clôture et ouverture du texte, de ne pas choisir entre deux positions absurdes dans leurs versions extrémistes: parler autour du texte au lieu d'en rendre compte, ou bien prétendre qu'il n'y a rien hors du texte. Jean-Pierre Richard ne parle en effet que du texte, des mots du texte, mais le sens de l'œuvre n'est pas ce sur quoi elle se ferme: il réside dans ce qu'elle vise, toujours hors d'elle-même. L'œuvre se construit comme son propre dépassement vers le monde, restituant en cela à sa nudité notre relation au monde, qui est d'une ek-stase, comme disait Sartre.
Une telle attitude critique n'est possible que dans la mesure où elle considère en même temps le texte littéraire moins comme un résultat que comme une origine: c'est dans le texte que se constitue l’expérience, plus encore qu'elle ne se trouve au départ du texte, et cette expérience peut donc alors logiquement se continuer dans le texte second, le texte critique.
L'expérience la plus immédiate qui se forme dans le langage littéraire, selon Jean-Pierre Richard, est celle d'un vide. Ce vide, la critique le pointe et le circonscrit, un peu comme, selon Claudel, un poème se construit autour d'un trou. La nécessité de ne pas perdre de vue l'expérience originelle du vide d'être, de ne pas oublier le vertige, commande par exemple l’étude que Jean-Pierre Richard consacre à Christian Bobin dans Terrains de lecture:
Ce qui nourrit une telle présence au monde, toute cette œuvre le suggère, avant de très précisément le dire, c'est donc une fascination d'absence. Dans la neige l'allégement va vers une exténuation; la lumière brûle, épuise les êtres lumineux. Le vent transit tout ce dont il s'empare, avant de s'en dessaisir et de le jeter ailleurs.
Exaltation, sans terme, d'une «abondance de rien», étonnement d'une perte où tout se retrouverait. Ce serait, encore, la définition de récriture: aliénation devenue positive […].