Литмир - Электронная Библиотека

L'ECRITURE BLANCHE

LA LITTÉRATURE SANS ESTOMAC

Une part notable de ce qui se publie aujourd'hui correspond à un hybride de littérature traditionnelle, ou de certains genres populaires (le roman policier) et de roman expérimental. Jean Echenoz pervertit le roman d'aventures (L'Équipée malaise), d'espionnage (Lac, Le Méridien de Greenwich), joue avec leurs conventions. Il manipule avec une désinvolture distanciée les péripéties et coups de théâtre du récit traditionnel, personnages perdus, puis retrouvés dans des situations inattendues, intrigues enchevêtrées, le tout truffé de jeux de mots servis sur un ton pince-sans-rire. Dans Nous trois, un récit à la première personne alterne avec un récit à la troisième personne, jusqu'à ce que le narrateur à la première personne se révèle être un personnage du récit à la troisième. On peut s'agacer de ces artifices, de cette manière d'envisager la littérature comme une pyrotechnie, on peut y voir un symptôme d'épuisement. Mais l'œuvre d'Echenoz fournit un bon exemple des ressources créatrices que peut tirer la postmodernité de la parodie, du second degré, de l'humour. Les histoires modernes de fantômes peuvent être à la fois drôles et émouvantes. Il est difficile de surpasser dans ce genre Le Monstre des Hawkline de Brautigan (et, pour la manipulation du genre policier, Un privé à Babylone). Mais Echenoz, avec Un an, renouvelle l'histoire de fantômes dans un style plus sobre que d'habitude, assez dépouillé pour que les préciosités n'y paraissent plus qu'un élégant pli de l'étoffe textuelle. La légèreté de sa manière trouve là son accomplissement. On pourrait également citer, dans ce genre, Le Congrès de fantomologie ou Le Démon à la crécelle de Georges-Olivier Châteaureynaud.

Les techniques nouvelles, les idées inédites présentent un intérêt à la mesure de leur fécondité, de leur capacité à essaimer hors de leur lieu de naissance. Cela n'implique pas nécessairement affadissement ou compromission. Mais l'effacement des genres, la dissipation des personnages, l'éclatement de la narration au profit de la solitude de la voix narrative servent souvent aujourd'hui d'alibis à la simple absence d'exigence et de talent. Le second degré, le détournement, l'absence de récit véritable deviennent des signes d'intelligence et de littérarité qui se substituent à l'invention.

Quelques écrivains contemporains ont ainsi hérité de certains traits du nouveau roman: de Robbe-Grillet, le goût des choses, du petit détail minutieusement décrit, associé à la quasi-absence de métaphore. De Duras, la petite phrase sèche et le lexique dépouillé. Duras a engendré une postérité où grouillent des auteurs d'une étonnante stupidité, comme Emmanuelle Bernheim (dont Philippe Sollers recommande la lecture) ou Pascale Roze. En revanche, ces écrivains ne refusent pas la narration traditionnelle et les personnages. On raconte toujours une histoire. Mais l'origine des personnages doit rester floue, et le dénouement équivoque. Le réalisme, avec ses toponymes, ses noms de personnages, ses descriptions, est esquissé à petites touches, mais tellement appuyées qu'elles deviennent burlesques. La bizarrerie gratuite dans le réalisme fonctionne alors comme alibi littéraire, touche d'originalité.

On trouve fréquemment de tels écrivains aux éditions de Minuit. Cette maison tend à se tourner progressivement vers le roman psychologique, comme en témoigne la présence à son catalogue d'auteurs tels que Jean-Michel Béquié (Charles) ou Caroline Lamarche (La Nuit l'après-midi). Mais la spécialité Minuit est aujourd'hui le petit récit vétilleux, sans guère d'événements, qui creuse des objets et des situations ordinaires au moyen d'une langue pleine d'affectation, en prenant un air délicatement hébété. La vétille devient un genre. Les livres de Christian Oster ou de Tanguy Viel ne manquent pas d'intelligence. Ils manquent d'intérêt. Ils sentent la littérature morte, le sous-Beckett exténué. Tanguy Viel parvient à écrire un roman, Cinéma, uniquement en racontant son film préféré, qu'il assortit de quelques commentaires:

Mais ici c'est différent, il y a une histoire dans l'histoire mais c'est toujours très clair, toujours une histoire après l'autre, dans le plus grand respect du spectateur, et c'est pour cela que Milo est venu le samedi déposer des indices qui confondent Andrew, ce qu'on n'apprend normalement que vingt minutes plus tard étant donné que la première fois qu'on voit le film, à cet instant précis on croit toujours que Tindle est mort et si je le précise tout de suite, c'est simplement parce qu'il est impossible de tout raconter à la fois, et il faut bien que je me repère aussi dans le film et sa chronologie.

Passionnant. Les libraires font bien de parer l'ouvrage d'une jaquette proclamant «Attention talent», on aurait pu ne pas remarquer. Du même jeune homme talentueux, Le Black Note, dont le titre seul odore puissamment l'œuvre mode et le calembour en première page de Libération, raconte les malheurs des jeunes membres d'un groupe de jazz:

Son nom à lui, le batteur, c'était Elvin, et l'homme à la contrebasse, Jimmy, comme Jimmy Garrison. En vrai, c'était Georges à la contrebasse, celui-là qui vient me voir quelquefois, c'est lui qu'on appelait Jimmy. Et Elvin, en vrai, qui passe ses journées maintenant sur le solarium, Elvin c'est Christian. Mais on ne s'appelait jamais en vrai, ni Paul: c'était toujours John. Pour Georges, on avait hésité longtemps avec Charlie, comme Charlie Mingus. Mais pour finir on avait choisi Jimmy, car pour finir on avait respecté son choix personnel, et il avait de l'admiration pour Jimmy, plus que pour Charlie. Aussi c'était à cause de Paul, à cause du quartette de Coltrane, alors il voulait qu'on ait les musiciens du quartette, les vrais des années soixante.

C'est ennuyeux et c'est mal écrit. Mal écrit pour, apparemment, reproduire l'oralité du monologue intérieur du personnage. Mal écrit surtout, et ennuyeux, pour faire littéraire.

À de tels auteurs, la modernité a appris que la littérature n'avait rien à dire. Barthes leur a montré la «fatalité du signe littéraire, qui fait qu'un écrivain ne peut tracer un mot sans prendre la pose particulière d'un langage». Il a appelé à une «écriture blanche», «innocente» par son «absence idéale de style». Ils ont retenu la leçon, d'autant plus facilement qu'elle a l'avantage de permettre aux plus dénués de talent de se prendre pour des écrivains. Ils fabriquent donc des romancules qui ne s'engagent pas et qui n'engagent à rien. On les aborde et on les quitte sans émotion. On n'a parfois rien détesté, mais on n'a rien aimé. Ils rencontrent un certain succès critique, en raison même de leur vacuité. On se contente de la simple apparence qu'ils pourraient avoir quelque chose à dire, agrémentée d'une lisibilité rassurante. Les fadeurs d'Oster, de Viel, Toussaint ou Redonnet permettent de se donner l'impression de goûter un peu de modernité allégée. Ces écrivains sont parfaitement représentatifs du roman light contemporain. Se pencher d'un peu près sur leur prose de ces dernières années est instructif: on y repère les grands traits d'une esthétique du vide.

28
{"b":"100606","o":1}