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La «grande tache noire sur les carreaux rouges et verts» constitue un bon exemple de construction d'alibi littéraire. L'insignifiance ostentatoire du passage fait converger tous les détails gratuits (chocolat, train) vers le point focal qui les justifie et se donne comme le lieu du sens, ce que suggèrent aussi le jeu des couleurs et le motif éminemment symbolique de la tache sur une jeune fille qui boit du chocolat pour la première fois le matin, le tout retombant sur un silence qui en dit long. Mais la tache noire sur le blanc du sens n'est que la condensation fatale du rien qui la précède, du vide d'une littérature qui fait semblant. Ces gros procédés doivent vouloir dire quelque chose de grandiose, dans le genre: «j'écris par-delà le silence et la mort des valeurs.» La critique (a fortiori l'autocritique) d'une œuvre en termes purement symboliques leurre sur sa valeur réelle. Le style seul dit la vérité.

IL EST BEAU LE QUI QUI: JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT

Jean-Philippe Toussaint, à qui La Salle de bain avait constitué un pécule d'estime mérité, que Monsieur et L'Appareil photo n'ont pas dilapidé, a publié en 1991 La Réticence. Le principe est en gros le même que chez Redonnet: on garde le cadre (narration traditionnelle, personnages, effets de réel) mais on le vide de son contenu. Le personnage-narrateur, certes, s'inscrit dans la tradition des désœuvrés s'ennuyant dans un hôtel de bord de mer, mais, nouveau père, il est encombré d'un bébé qu'il trimbale dans une poussette, mélange intéressant de réalisme sociologique et de saugrenu. Voilà déjà bien de l'originalité. Une bonne partie de la tension romanesque repose sur les hypothèses suscitées par la présence d'un chat crevé dans le port, décrit avec force détails et variantes minutieuses destinées à faire naître le soupçon. On fixe l'attention sur un point nul pour qu'il paraisse fascinant: l'illusion d'optique tient lieu d'ouverture du sens.

À part ça, le vacancier du roman passe son temps à se demander si des amis qu'il connaît sur l'île y séjournent aussi ou pas, et dans ce cas s'ils se cachent et le surveillent, à pénétrer chez eux sans y trouver personne, mais on ne sait jamais, etc.

L'ennui engendré par cette histoire et ce réalisme déréalisé est tel qu'il faut bien, comme chez Redonnet, faire tache, disposer quelques traces dans la steppe. L'auteur s'amuse à conclure des descriptions oiseuses par de petites incongruités. Surtout, il adopte, en guise de style, une espèce d'afféterie syntaxique, un truc, tellement exploité, surexploité, ressassé qu'il finit par provoquer la nausée. Ce truc consiste à éloigner la relative de son antécédent. Au lieu de se contenter de l'ordre sujet-relative-verbe, on reporte la relative en fin de phrase. Des pages entières sont en proie à ce procédé: «La route était toujours déserte en face de moi, qui s'était enfoncée dans un bosquet…»; «L'homme ne m'avait toujours pas vu, qui continuait de ratisser…»; «Le parc était très sombre en face de nous, dont les grilles étaient ouvertes au bout de l'allée de gravier…»; «L'homme m'avait vu maintenant, qui cessa de ratisser…»

Pour ne pas avoir l'air trop plat, Toussaint fait dans la phrase complexe et le précieux bon marché, l'équivalent contemporain du «me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d'amour». Ces qui qui, il y en a en permanence un tel engorgement que cela tourne au galimatias:

Mon fils était réveillé maintenant, que j'entendais gazouiller derrière moi dans la chambre, et je me retournais de temps à autre pour le regarder jouer dans son lit de voyage, qui s'amusait avec la vieille sandale en plastique que nous avions trouvée sur la plage quelques jours plus tôt, qu'il était en train d'essayer de plier en deux sans succès…

Dans l'hypothèse optimiste, on suppose qu'il faut trouver amusant ce fils essayant de plier la plage en deux.

Si Marie Redonnet affecte de rédiger de pimpantes rédactions de sixième, Jean-Philippe Toussaint se relâche, bavarde, bafouille. On appellera ça désinvolture, ça fait chic.

Dans Télévision, le personnage principal entreprend de se désintoxiquer de la télévision. Toussaint a réussi, lui, à se désintoxiquer des qui qui. Il y a tout de même des rechutes pénibles:

La règle, une fois de plus, semblait se vérifier, que je ne m'étais jamais encore formulée clairement, mais dont la pertinence m'était déjà bien souvent apparue en filigrane, qui voulait que les chances que l'on a de mener un projet à bien sont inversement proportionnelles au temps que l'on a consacré à en parler au préalable.

En dehors de ces élégances, il s'agit d'un roman engagé. Engagé contre la télévision. On y trouve des remarques de cette force:

Mais, à peine notre esprit, alerté par ces signaux, a-t-il rassemblé ses forces en vue de la réflexion, que la télévision est déjà passée à autre chose, à la suite, à de nouvelles stimulations, à de nouveaux signaux tout aussi stridents que les précédents, si bien qu'à la longue, plutôt que d'être tenu en éveil par cette succession sans fin de signaux qui l'abusent, notre esprit, fort des expériences malheureuses qu'il vient de subir et désireux sans doute de ne pas se laisser abuser de nouveau, anticipe désormais la nature réelle des signaux qu'il reçoit, et, au lieu de mobiliser de nouveau ses forces, en vue de la réflexion, les relâche au contraire et se laisse aller à un vagabondage passif au gré des images qui lui sont proposées. Ainsi notre esprit, comme anesthésié d'être aussi peu stimulé en même temps qu'autant sollicité, demeure-t-il essentiellement passif en face de la télévision.

La théorisation verbeuse engendre inexorablement la tarte à la crème sociologico-journalistique: la télévision favorise la passivité. Et désormais, grâce à Jean-Philippe Toussaint, nous savons pourquoi. On se demande tout de même si la révélation justifiait un roman. Les articles de Télérama, sur le même sujet, sont plus clairs, et ils ne se donnent pas pour de la littérature.

Pour être honnête, on ne peut pas dénier à ce texte certaines réussites dans le genre humour pince-sans-rire, clownerie imperturbable. Mais le problème de Télévision est d'ordre économique. Ces quelques facéties exigent une longue préparation, la description minutieuse de détails oiseux. Toussaint reste ici fidèle à lui-même, à sa manière de faire vaciller insensiblement la réalité dans l'incongru. Hélas, il lui faut à présent deux cent soixante-dix pages et d'interminables descriptions pour y parvenir.

AMOUR ET PIZZA: EMMANUELLE BERNHEIM

Le vertige saisit parfois le lecteur devant les abysses que font béer sous ses yeux maints produits de l'industrie éditoriale, comme La Sur face de réparation de François de Cornière, ou Le Chasseur Zéro, de Pascale Roze, prix Goncourt 1996. Les Bovary modernes de l'écriture sont nourries à la lecture assidue des articles de Marie-Claire ou de Biba. Le Homais littéraire préfère logiquement le foot et la conversation de bistrot. Dans la prolifération actuelle de cette littérature molle, Emmanuelle Bernheim peut faire figure de chef de file. Les titres des ouvrages de cet auteur qui monte (prix Médicis 1993, trois romans repris en collection «Folio») témoignent de l'intensité heideggerienne de ses préoccupations: Un couple, ou Sa femme.

Gérard Genette a indiqué ce résumé possible de À la recherche du temps perdu: «Marcel devient écrivain.» C'est assez juste, mais on sent qu'il manque quelque chose. Si l'on appliquait la même méthode à Vendredi soir d'Emmanuelle Bernheim, cela donnerait: «Laure couche avec Frédéric à la veille d'emménager avec François.» Or, dans ce cas, on s'aperçoit que tout y est: la signification entière du livre tient miraculeusement dans ces onze mots (il est vrai que le volume n'en contient guère plus). Pourquoi ne pas publier ce type de romans sous cette forme condensée? Personne n'y perdrait rien. Un feuillet suffirait. Belle économie.

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