Une syntaxe poétique élargit à la phrase l'impropriété sémantique. Quelques subordonnées, pas trop, généralement relatives, associeront des propositions sans rapport évident du point de vue du sens. On préférera la relative en où. N'importe quoi, aujourd'hui, doit pouvoir se représenter en termes d'espace. Où permet d'associer à peu près tout ce qu'on veut. Le petit texte de Patrick Tudoret en est un exemple parfait: toutes les subordonnées sont des relatives en où. Il y en a trois en seize vers. On se représente d'ailleurs malaisément, à la lecture, des visages mourant dans des parfums ou des croix passant dans le jour. Où donne simplement une agréable impression de continuité, sa fonction est de faire cohérent, de lier la sauce poétique.
Lexicalement, il importe que l'impropriété n'accouple que des termes honorables. Pas question de calquer les harengs, de vélomoteurs de silence ou de croix de brocoli. Nous en arrivons à ce qui fait de Mousson un rare joyau: le lexique. Tous les termes de ce texte sont jolis. Ils confèrent au poème un air de dignité un peu grave extrêmement seyant. Cette allure permet au premier venu de reconnaître le caractère poétique de l'objet: la voilà bien, la poésie. Si nous extrayons de ce poème tous les substantifs ou les adjectifs qui font référence à un objet un peu trop spécial (il n'y en a que deux: mousson, orient), il nous reste tous les ingrédients verbaux nécessaires à un poème parfait. On pourrait presque se contenter de recueillir les mots à la rime (si l'on peut s'exprimer ainsi), tant ils sont caractéristiques. Il nous faudra donc des fleurs, de la mémoire, de l'intime, du noir, du vent, des visages, des enfants, de l'évanoui, de la souffrance, de l'amour, de la nuit, du regard, et, bien entendu, c'est l'excipient, mais il est indispensable, du silence. Le cas d'«alangui» peut se discuter. Lui aussi est un terme très poétique, mais son petit côté fin de siècle risque de paraître maniéré et un peu obsolète. On préférera s'en passer, de même que d'«égaré», qui pourrait nous faire dériver, inversement, vers un genre Artaud-échevelé qui n'est pas notre propos pour cette fois. On notera que Patrick Tudoret a sagement écarté «oiseau» et «étoile», démodés depuis plusieurs décennies. Il a bien senti en revanche l'importance poétique actuelle de «mémoire».
Les verbes sont moins importants que les noms et les épithètes. Eux aussi jouent un rôle d'association, souvent spatiale. «Passer», «rester» sont parfaits: tout ce qui passe est poétique. Ce qui reste aussi. On pourra préférer «demeurer». «Mourir» est évidemment indispensable. «Ouvrir», «fermer», «ravir» font toujours bien.
À présent, notre méthode de fabrication:
A – trouver un contexte quelconque, de préférence spatial. Cela n'est pas indispensable. Mais on peut remplacer l'Orient par, mettons, le faubourg (banlieue ferait trop social, trop précis pour être poétique. Faubourg a quelque chose d'intemporel et de modeste en même temps).
B – faire des lignes inégales, chacune contenant grosso modo une proposition.
C – Associer dans le désordre les mots recueillis ci-dessus, en ajoutant des termes neutres ici et là, quelques verbes, «clore», «recueillir», «monter», «descendre», et surtout «attendre».
D – lier le tout avec des où (dérogation possible pour qui, quand ou dont, afin de varier).
Il ne reste plus qu'à lancer les machines:
Rues
Clore les fleurs de la mémoire
Quand s'ouvrent des pluies douces
En nous, et que l'intime
Où passent les vents noirs
Recueille un peu de pleurs
Et les visages évanouis
Où meurent des regards
Demeurer dans le cœur du faubourg
Parmi les enfants perdus
Les souffrances mortes
Et les amours ravies
Aller seul dans la nuit
Où perle du silence
Ce poème a été rédigé absolument au hasard, sans douleur aucune, en deux minutes et trente secondes. On a là un produit tout à fait remarquable compte tenu des conditions de fabrication, sensible, vibrant, indiscernable du produit ordinaire. Certes, il y a peut-être encore un peu trop de clarté. On pourrait peaufiner, mais je n'ai pas voulu tricher. Remarquons au passage qu'on y retrouve le léger filigrane social qui agrémentait le poème de Patrick Tudoret, mais dans un contexte différent. On voit bien l'avantage de la formule: avec un matériel limité et très peu de fatigue, on peut produire une quantité quasi illimitée de textes. Il serait aisé d'informatiser la chose et de laisser faire l'ordinateur. Mais le public préférera sans doute les poèmes authentiquement écrits à la main par l'artiste. Avec notre méthode, ce dernier a les moyens de décupler sa production sans douleur. Et puis, si un jour il y a surproduction, on ira déverser les tonnes de poèmes invendus devant la Biblio thèque nationale.
L'ECRITURE ÉCRUE
L'objet authentique
En baptisant Moins que rien, dans la Nouvelle Revue française de janvier 1998, un petit groupe d'écrivains contemporains caractérisés par une apparente modestie de propos et d'esthétique (courts textes, sujets minimes), Bertrand Visage laissait entendre que la pauvreté littéraire aurait à voir avec une forme de fraternité. Se pencher sur les sensations que tout le monde a pu éprouver, sur les objets les plus communs (le verre de bière pour Delerm, les albums de Bicot ou le penalty pour Cornière, le vieux poêle et les champignons pour Holder) contribuerait à rétablir, par la littérature, un lien social: «chaque gorgée de bonheur privé introduit en secret une soif de lien collectif, une interrogation sur la façon dont les hommes vivent ensemble», déclarait le rédacteur en chef de la NRF. Parmi tous les problèmes que pose cette affirmation hâtive, qui règle à peu de frais la question du passage du particulier au collectif, l'un des plus évidents pourrait se formuler ainsi: comment une «gorgée de bonheur privé» peut-elle susciter une «interrogation» à caractère social?
Le Moins que rien, c'est vrai, nous propose ses productions en toute modestie. Il paraît nous dire, avec un léger sourire: oui, il ne s'agit que de cela, je sais bien que ce n'est pas grand-chose, mais la vie, la vraie vie, n'est-elle pas faite de ces pas grand-chose? Dans le pas grand-chose décrit par le Moins que rien gît le petit trésor d'une vérité dont il semble qu'on ne peut vraiment la tenir avec certitude qu'à raison de son caractère réduit. Les vérités trop grandes ne sont à personne en particulier. Cette petite vérité à la fois très particulière et collective constitue le sens de ce que l'on pourrait appeler l'objet authentique.
Qu'est-ce qu'un objet authentique! Comment peut-on en bricoler? L'objet authentique se caractérise par sa banalité. Il ne fait pas partie de ces bibelots rares que les collectionneurs s'arracheraient. Il n'a pas de valeur marchande, ne se signale a priori par rien de particulier. L'objet authentique est un objet de série, ou fait partie de ceux que n'importe qui pourrait trouver. Pourquoi? Parce qu'il s'agit de démontrer que la rareté habite le cœur de nos vies, qu'un peu d'attention suffit pour cueillir cette fleur dans le grand pré uniforme du monde. On aboutit à ce paradoxe: tout est rare, tout est extraordinaire et savoureux, sauf, justement, les objets extraordinaires. Comment un tel miracle est-il possible? C'est que la valeur n'est pas dans l'objet, mais dans son usage, dans les savoirs très spécialisés mobilisés pour le reconnaître, le manier, en jouir. Ainsi, l'objet authentique idéal sera lié à un usage quotidien. D'où l'importance du thème météorologique, à qui un chapitre de La Belle Jardinière est consacré: rien de plus subtilement différencié que ce qui se passe tous les jours, sans cesse, dans le temps. L'objet authentique représente la synthèse idéale de l'unique (ma vie, mon usage) et du commun, par conséquent crée aisément l'illusion d'une communion. Le Moins que rien paraît s'ingénier à rendre à tout un chacun ce qui lui appartenait déjà sans qu'il le sache.