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Mais Emmanuelle Bernheim est un écrivain, que diable! Le sens de son travail réside dans les détails. Par exemple, un code se cache sans doute dans le choix des prénoms masculins: Frédéric, François. Frédéric François. L'allusion musicale cryptée désigne l'artiste dont les airs constituent le fond le plus apte à entrer en harmonie avec les subtils accords égrenés par Emmanuelle Bernheim.

On découvre, dans Vendredi soir, des notations de cette puissance: «Il alluma une cigarette. Sa bouche ne se crispait pas sur le filtre, elle le serrait à peine. Laure remarqua, à droite, sur sa lèvre supérieure, une petite trace de nicotine. Sans doute avait-elle un goût amer.» On y trouve aussi des récits haletants:

Il releva le col de sa veste.
Elle mit ses gants de laine.
Il lui prit le bras.
– Marchons.
Ils marchèrent.

L'auteur fait preuve d'un sens aigu de l'observation: «Elle ne voyait rien que le visage de Frédéric qui grandissait lorsqu'il s'approchait du sien et rapetissait lorsqu'il s'en détachait.» Certaines questions métaphysiques nous bouleversent (il s'agit d'un chauffeur de taxi): «Son siège est recouvert d'une housse de billes de bois. Laissent-elles des marques sur sa peau?» Le suspens erotique est insoutenable. L'héroïne déshabille le héros et s'apprête à l'action. Une question essentielle l'arrête: «Par où commencer?»

Puis le récit s'emballe, la passion se déchaîne. Magnifiée par l'amour, après une bonne fellation sur préservatif, Laure s'abandonne à tous les excès, comme en témoigne cet épisode brûlant: à la pizzeria, on apporte les antipasti aux deux amants.

Laure lui tendit son assiette.

– Je veux de tout.

Alors ce récit austère et dépouillé, dédaigneux de la métaphore, s'élève jusqu'au symbole, dont les éléments sont fournis par la pizza brûlante comme la passion unissant Frédéric et Laure: «Le cuisinier enfournait deux pizzas, exactement pareilles, les leurs.» Enfin, culminante audace, la pizza devient emblème de la joie: «Avec en son milieu un anchois presque horizontal, sa pizza, telle une bonne grosse figure, paraissait lui sourire.»

Là, on regrette presque un manque d'ambition. Métaphysiquement parlant, il y aurait encore beaucoup à tirer de la pizza, ce grand thème moderne également traité par Marie Darrieussecq. Il faudrait interroger la tomate, fouiller le lardon. Espérons que dans son prochain ouvrage, Emmanuelle Bernheim creusera le sujet. Conseillons-lui la variété dite calzone, sans doute la plus riche de résonances quant à ses thèmes de prédilection.

Vous n'avez rien à dire. Rien à raconter, à part une histoire banale et inepte. Vous ne savez pas écrire, sinon sous la forme d'un plat compte rendu. Vous voulez être un écrivain? Rien de plus simple, rien de moins fatigant. Apprenez à faire résonner la platitude.

Mais comment?

L'alinéa! Écrivez, comme vous savez le faire, une phrase bête et creuse. Au lieu de poursuivre, allez à la ligne. Ecrivez une autre phrase bête et creuse. Tout à coup, ça vous prend une autre allure: ça vibre, c'est lourd de sens. Tout le blanc se charge d'intensité émotive, de non-dit furieusement significatif. Moins on en dit, plus on laisse supposer qu'on en a à dire. L'opération est tout bénéfice: d'un côté, on peut se targuer de ces qualités très françaises: sécheresse du style, laconisme de bon goût, concentration des effets; de l'autre (dans le blanc de l'alinéa), le sens accourt comme un seul homme à votre appel. Vendredi soir ne s'en prive pas: toute nouvelle phrase, ou presque, entraîne un nouveau paragraphe. Le tirage à la ligne répond aussi à une nécessité très concrète: son absence sidérale de matière oblige l'auteur à étirer au maximum le très peu dont elle dispose. On découvre, avec Emmanuelle Bernheim, ce mystérieux objet de l'espace littéraire: le livre constitué d'antimatière, particules de moins que rien dérivant dans le vide absolu.

Toutes les fins de ces romans se ressemblent: il faut en conclusion, avant le silence le plus définitif, placer le détail le plus oiseux, qui paraîtra ainsi richement symbolique tout en restant bien concret:

Elle se rendrait près de l'arbre et là, elle retrouverait Frédéric.

Peut-être.

Elle étendit ses jambes, ferma les yeux.

Et, du plat de la main, elle lissa sur ses cuisses sa jupe rouge.

Que faut-il penser de ce détail final? Rien, bien entendu. Il suffit amplement qu'il paraisse donner à penser.

LE RAVI DE LA CRÈCHE

CHRISTIAN BOBIN

Le minimalisme, dans ses formes les plus pathologiques, peut aller jusqu'à la mystique. La pauvreté littéraire ne pouvait qu'être franciscaine: entrée, yeux pudiquement baissés et sandales de moine, de Christian Bobin. Philippe Muray, dans «La littérature à dormir debout» (L'Atelier du roman, n° 3, novembre 1994), a brillamment analysé le monde bobinesque, pays de cocagne plein de jolis sentiments et de sucreries moralisantes, «petit monde doux, lent, sérieux, rustique», où «les enfants apprennent la musique», où «on parle à la lumière», et nous ne nous attarderons pas. Christian Bobin écrit des litanies à la gloire de la Sainte Trinité. Depuis qu'il a découvert le Verbe, il continue à s'émerveiller qu'on puisse y associer le Sujet et le Complément. Alors il réitère la formule, comme on fait tourner un moulin à prières. Belle ascèse. Appliquez l'écriture bébête de Marie Redonnet à des sujets religieux, ajoutez un zeste de réminiscence de Péguy, vous obtenez Le Très-Bas: «c'est une phrase qui est dans la Bible. C'est une phrase du livre de Tobie, dans la Bible. La Bible est un livre qui est fait de beaucoup de livres, et dans chacun d'eux beaucoup de phrases, et dans chacune de ces phrases beaucoup d'étoiles, d'oliviers et de fontaines, de petits ânes et de figuiers […].» Merveilleux progrès, car du coup, le niais dans le biblique, ça fait petit frère, moine simplet, proche du Seigneur. Appelons cela le style «ravi de la crèche». Le ravi de la crèche, comme tous les adeptes de l'écriture blanche, aime bien mettre des points un peu partout et construire des phrases nominales. Il ne dit pas: «Lise et Albe ne se quittent plus», mais, comme dans La Femme à venir: «Lise et Albe. Elles ne se quittent plus.» Le point marque le moment du ravissement. Il convient de s'arrêter devant ce spectacle adorable: Lise et Albe. C'est elles, c'est bien elles. Un sourire angélique se dessine sur la face du ravi, il croise ses petits doigts boudinés et se fige dans une extase rituelle. À tous les coins du discours, les points immobilisent des essences. Ce monde enchanté grouille d'en-soi, et l'en-soi, c'est bon.

Chez Christian Bobin, les objets de comparaison ont toujours une grande qualité poétique, ce ne sont qu'étoiles, fleurs et orages. Les amants se donnent rendez-vous dans des phares abandonnés, les femmes portent toujours des robes blanches toutes simples, comme dans les feuilletons télévisés sentimentaux («ainsi vous ai-je vue avancer dans la poussière d'été, toute légère dans votre robe toute blanche»). Ce fétichisme de la petite robe blanche a ses obsessions et ses rituels. Comme chez Redonnet, la robe blanche doit nécessairement, à un moment donné, recevoir une tache symbolique:

Elle est dans les cuisines. Un garçon lui tend une serviette humide. Elle ne remercie pas, ne voit que la main, prend la serviette, remonte un peu sa robe, oh très peu, pour mieux voir, deux taches, c'est malin. Elle frotte la robe, avec trop de force. Le rouge devient rosé. La tache s'élargit, le cœur s'agrandit, il prend toute la place, qu'est-ce qui se passe, elle lève la tête, enfin elle le voit. Immobiles tous les deux. Immobiles dans la passion à venir, déjà là. Tyrannie de l'amour.

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