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Je lui ai fait la longue liste de tous ses frères morts, le nom de chaque horde. Je lui ai parlé des derniers loups, ceux qui vivent cachés dans les ruines du Bronx et que personne n'ose approcher. Je lui ai parlé des rêves des enfants, des cauchemars des hommes, je lui ai parlé de la Terre. Je ne savais pas d'où je sortais tout ça, ça me venait, c'était des choses que je découvrais très au fond de moi.

Marie Darrieussecq devrait changer de métier, depuis quelque temps son succès tend à fléchir. On la verrait très bien faire carrière comme parolière de Johnny Hallyday ou de Patrick Bruel. Elle sait exactement quand il faut dire «Bronx». Elle a le sens du chromo et de la formule pour carte postale: «la force patiente des futures moissons», «j'ai respiré avec le croisement des vents», «mon sang a coulé avec le poids des neiges». Elle fait aussi dans la belle page naturaliste, du genre de celles que nous infligent parfois les plus péniblement pompeux des écrivains de la fin du siècle dernier, l'appel de la race, l'instinct déchaîné et tout le tremblement:

Dans mes artères j'ai senti battre l'appel des autres animaux, l'affrontement et l'accouplement, le parfum désirable de ma race en rut. L'envie de la vie faisait des vagues sous ma peau, ça me venait de partout, comme des galops de sangliers dans mon cerveau, des éclats de foudre dans mes muscles, ça me venait du fond du vent, du plus ancien des races continuées.

La truie ajoute un peu plus loin: «ne riez pas». On comprend la précaution. On ne comprend pas en revanche que les éditeurs ne se soient pas esclaffés à cette lecture. Nous resterons sur ce mystère.

LE COUP DE LA MER ROUGE: OLIVIER ROLIN

Les deux romans d'Olivier Rolin: Port-Soudan, publié en 1994, Méroé, paru en 1998, présentent un cas littéraire assez curieux. Ils portent tous deux sur un sujet identique: un écrivain échoue dans une région oubliée du monde pour des raisons assez floues (dans les deux cas, il s'agit du Soudan: la côte de la mer Rouge pour Port-Soudan, la vallée du Nil pour Méroé). Le lecteur, habitué aux étranges motivations des personnages de roman, dont il sait bien qu'ils sont incapables de se comporter comme des individus ordinaires, n'éprouve pas trop de difficultés pour ranger les motivations de cet exil dans la catégorie traditionnelle: «désespoir romantique». Quiconque a du chagrin part immédiatement au Soudan méditer sur les ténèbres et la vanité de ce monde, c'est bien connu. Dans Méroé, il s'agit plus précisément de dépit amoureux. On reconnaît sans peine une variante moderne de l'engagement du héros romanesque dans une quelconque unité d'élite exotique, spahi, zouave ou légionnaire. Mais l'aventurier contemporain n'a plus rien à voir avec Gary Cooper dans Beau Geste, ni avec le Frédéric des Fruits du Congo ou le Découd de Nostromo. Il a vu les films d'Antonioni, il sait qu'il ne doit pas oublier d'être ennuyeux et compassé.

En dehors de cette similitude dans le choix d'un thème assez stéréotypé, la relation entre les deux textes est intéressante. D'abord, on a l'impression que le narrateur de chacun d'eux pourrait être un personnage de l'autre: le je de Port-Soudan fait penser au vague ami mort dont on mentionne l'histoire dans Méroé. Les amours de l'ami mort dans Port-Soudan évoquent de loin ceux du je dans Méroé. Méroé ressemble à un remords de Port-Soudan, et on se demande par moments si le livre le plus récent n'a pas été écrit contre le premier, ce que corroborerait l'ébauche de symétrie narrateur-personnage dans les deux textes.

Port-Soudan raconte donc une histoire de beau ténébreux, qui a émoustillé le jury du prix Femina. Le narrateur, après une jeunesse idéaliste, a échoué à Port-Soudan, sur la mer Rouge, qu'il décrit comme une succursale de l'enfer. Il y survit de petits trafics, y fait occasionnellement le maquereau. On aura reconnu ce qu'on pourrait appeler le «coup de la mer Rouge»: l'exil, l'ennui, la chaleur, les activités un peu sulfureuses dans un nulle part exotique. La damnation, quoi. Une aussi intéressante posture induit naturellement un style romantico-morbide. Du drapé, de la déclamation. Olivier Rolin n'y manque pas. Le lecteur a son content de grandiose, de facteur ayant «volé à la mort elle-même» la lettre qu'il apporte, de «j'écris ces lignes en tremblant», de «grand corps tremblant de l'Afrique» sur lequel baisse «un soleil rouge et tremblant». Tant de tremblements en dix lignes rappellent, s'il en était besoin, que la mer Rouge est située sur une zone sismique.

Que peut-on bien faire faire à un exilé romantique pour produire une histoire? Évidemment revenir en France afin d'essayer d'apprendre pour quelles raisons un ami d'adolescence, écrivain, s'est suicidé. C'est tout naturel. On obtient ainsi un double topos: l'enquête sur le mystère d'une existence passée, plus l'apparition chez les gens ordinaires du fantôme remonté de ses enfers. Il suffit de raconter ce genre d'histoire sur un ton ampoulé et on obtient de superbes clichés. À cet égard, Port-Soudan est une réussite qui force l'admiration. Par exemple, la reconstitution imaginaire des amours de l'ami mort et de sa compagne forme un petit scénario qui, convenablement filmé, permettrait de vendre beaucoup de café moulu ou de gomme à mâcher. La jeune fille court sur la plage, «cheveux flottants». Après quoi elle tourne sur elle-même en faisant voler sa jupe autour de ses hanches (il y a des figures imposées dans la gymnastique lyrique). Pendant ce temps, des chevaux galopent au coucher du soleil «le long de la mince bande des brisants». Après cette chorégraphie, les amoureux finissent la soirée au restaurant.

On fera remarquer que ces descriptions figurent en fait dans l'imaginaire d'une femme de ménage qui se confie au narrateur. Mais comme leur esthétique ne diffère pas sensiblement du reste du roman, il faudrait en conclure que l'auteur a un style de femme de ménage. Toutefois, il n'y a pas de raison d'attribuer nécessairement un lyrisme de pacotille à des femmes de ménage, profession respectable, qui a le seul défaut d'être peu romantique, contrairement à, par exemple, femme-soldat soudanaise ou archéologue allemande, espèces moins courantes, dont le narrateur de Port-Soudan ou de Méroé fait son ordinaire. Pour ce héros, la femme de ménage se range dans la catégorie «gens du peuple». Il s'en exclut, du «peuple», pour un ex-révolutionnaire, avec une outrecuidance d'Ancien Régime. Il est vrai qu'avoir été révolutionnaire fait partie de la panoplie.

Il n'y a pas que des chevaux galopant sur la plage dans Port-Soudan. Le navire qui s'éloigne de la côte appartient lui aussi au trésor des images littérairement respectables:

la façon qu'elle avait d'en parler me fît songer au lent engloutissement des feux de la terre lorsque le bateau s'éloigne d'un rivage nocturne: sorte de drame très lent et doux dont je ne m'étais jamais lassé, au fil des années passées à naviguer, et qui demeurait associé dans mon esprit […]

Ici une comparaison musicale. Lorsqu'on a bien compris les recettes du lyrisme néo-romantique, on se doute que l’«engloutissement des feux de la terre» ne fera pas songer le narrateur au Chou farci des Chariots ou au Twist du canotier des Chaussettes noires (et c'est dommage). En effet:

[…] demeurait associé dans mon esprit à une fugue pour violoncelle de Bach.

Plus loin, il s'agira de la «sonate pour piano et violon de César Franck». Penser que faire usage de l'art confère un surcroît de dignité, prendre l'art comme alibi, Proust appelait cela de l'idolâtrie. Dans un même ordre d'idées, parlant de trahison, Olivier Rolin ne peut pas dire «Judas», mais l’«Iscariote», ce qui est plus propre à épater. Chez lui, on étrangle encore à l'ancienne, avec des «lacs», on ne fait pas platement sa toilette le matin, mais à l'«heure lustrale», etc.

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