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L'homme de la mer Rouge, en quête de son ami mort, se rend dans des soirées parisiennes. On a beau être un damné, on en va pas renoncer au plaisir d'amour-propre qui consiste à montrer qu'on l'est. C'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à un morceau de satire sociale éblouissant d'originalité. Les dîners sont peuplés de dames «à la pâleur copiée de tableaux préraphaélites», de «petits messieurs». Il nous est révélé que dans ce monde superficiel, «la comédie [est] la règle», que ces gens sont médisants, et que finalement leur seule valeur c'est l'argent. Alors que le héros «rustique», «frais débarqué de [s]es déserts», a beaucoup lu, eux ne connaissent que les livres à la mode. On est content d'apprendre des choses pareilles, et on en reste révolté. On se précipite pour transmettre l'information à qui n'aurait pas lu Port-Soudan:

– Vous ne connaissez pas la dernière?

– Quoi?

– Les salons parisiens sont médisants et superficiels.

– Non!

– Je vous assure, c'est marqué dans le Femina; c'est sûrement vrai, parce que c'est un jeune homme sincère et authentique, venu de la mer Rouge, qui le dit. Et il a été marin.

L'authentique, pour Olivier Rolin, se confond avec le ronflant. Les hommes sont pour lui «de grandes statues creuses» abritant, «sous la majesté muette du ciel», des «mugissements d'océan». La littérature a «à voir avec la démence et la mort». Bref, son personnage est un visionnaire, une espèce de prophète moderne tombé au milieu des hommes, albatros que ses ailes de géant empêchent de marcher:

Il m'arrivait d'imaginer un rapport aussi aveuglant, bref et indescriptible que le tracé de l'éclair, entre certaines nuées de mots et les hauteurs vertigineuses de l'orage.

Tant de grandiose, tant de vertige et de nuit et d'éclairs impressionne. Le style contribue à l'effet monumental de l'ensemble. Olivier Rolin effectue une jolie démonstration de sa virtuosité dans l'emploi de la phrase complexe et de l'imparfait du subjonctif. Il grave dans le marbre:

Je ne pouvais décidément croire que ses raisons eussent été toutes d'ordre sentimental, ou plutôt je ne pouvais m'empêcher de penser que, pour l'homme dont je me souvenais et qu'il semblait qu'il fût demeuré, les déceptions intimes ne pouvaient acquérir une force aussi terrible que lorsqu'elles redoublaient et approfondissaient vertigineusement des tristesses plus vastes et philosophiques.

Revoilà le vertige. Il suffit de quelques vocables essentiels et d'un peu de jonglerie syntaxique pour donner tout le ténébreux et le marmoréen qu'il faut à un texte. Pour un peu, on irait louer une cape, et on déclamerait. C'est l'article de luxe, toutes options: on a les «beaux poissons couleur de nuit ou de lune», et la «voix brisée», et le «pauvre secret» et la «profondeur rayonnante de la vie», et «l'espoir fou», et le «un jour il advint que je me promenai dans le Luxembourg», et le «je l'ai menée par la main le long de grèves mouillées», et le «cela n'est que trop certain», et le manuscrit aux pages «tachées d'alcool, de sueur, et, je le crains bien, de larmes», et le cœur «battant au rythme de la grande pulsation des eaux». Bouquet final:

Tout cela, les dents d'un assassin, le brasier d'ordures, le pinceau du phare, la mer qui illumine le récif, les îles de feu dérivant dans l'immensité, n'est qu'affaire de proportions. Absurdement, les paroles de vieilles chansons de mon enfance tournent dans ma tête. Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Et puis encore: il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublierai. Je ne me souviens plus de ce qui précède, ni de ce qui suit. Je ne me souviendrai plus de rien.

On pourrait songer à un canular. On admirerait l'auteur qui ferait le pari de publier le livre le plus pompier du monde, afin, tout en riant sous cape, d'écouter les critiques le louer sérieusement. Mais tout laisse croire qu'Olivier Rolin est sérieux, de même que Denis Roche, son éditeur.

Pour qui a subi les torrents de clichés de Port-Soudan, son jumeau Méroé laisse donc perplexe. On retrouve exactement les mêmes éléments, et les mêmes tics d'écriture, parfois mot à mot. On tombe à nouveau, à la fin et non plus au début, sur «le grand corps tremblant de l'Afrique». L'enflure est regrettable, car l'idée est séduisante d'un roman qui serait l'inverse d'un autre, le même dans un miroir. Derechef, on observe le personnage principal occupé pour l'essentiel à ne rien faire au Soudan, sinon à prendre les postures les plus artistiques possibles. En principe, cela devrait se traduire, si le cliché est respecté, par de grands ventilateurs, de grosses gouttes de sueur, de longues cigarettes, et, bien entendu, un narrateur écrivain. En effet:

J'écris ces pages sous les ventilateurs de l'hôtel des Solitaires. Les gouttes de sueur qui tombent de mon front allument sur l'encre de délicates flammes bleutées.

Et moi aussi, veilleur dans la nuit, attentif aux rares bruits de Khartoum, attendant je ne sais quoi, grillant à la chaîne mes Bringi filter avec ce geste mille fois répété de me masquer la bouche de la main gauche, clope serrée entre index et majeur, la droite tenant le stylo, j'écris, sous les ventilateurs qui font voler la cendre et frémir les feuilles de papier.

Tout y est, l'attente, le veilleur, la nuit, le poncif est parfait.

Le plus gênant, c'est qu'on voit tous les efforts accomplis par Olivier Rolin pour produire du bien écrit, de l'original, et en même temps tout est prévisible. On sait que, dès qu'il sera question d'amour, il se sentira tenu de se montrer torrentiel et échevelé, et d'expliquer en beaucoup de mots en quoi l'amour est indicible, violent, mortel. On n'est jamais déçu:

Cette fille, penchée sur moi, que je regardais sans la voir vraiment […], sans oser la regarder, devinant à l'aveuglette des lueurs de vagues sur du sable, une bouche prête à déferler, à l'aveuglette et dans un total affolement, cette violence incroyablement enfermée dans un corps frêle, cette audace de me prendre à l'abordage, de me sabrer d'un sourire, cette menue tempête vacillant sur ses touchants talons hauts allait m'emporter, m'essorer, me disloquer […], ce mascaret dont je savais qu'il fallait qu'il s'écroule sur moi, me roule et m'ôte le souffle et la vie, pourquoi pas.

Pourquoi pas, en effet: la maison ne recule devant aucun sacrifice. Les romantiques flamboyants sont toujours très prodigues de leur vie, du moins sur le papier; ce sont des gens qui parlent comme ça, se dit l'individu ordinaire, il ne faut pas y attacher trop d'importance.

Pour les amours néo-romantiques, nécessairement torrides, il n'y a guère en stock que deux possibilités de comparaison. Les amants en pleine action sont: a) des noyés qui sombrent (amours fatales et délétères), b) des guerriers qui se déchirent (amours paroxystiques). Dans Méroé, c'est la seconde comparaison qui est choisie: «je me jette sur elle, me cramponne à ses reins de clair-obscur, je la broie et la brise, elle me griffe et me mord jusqu'au sang, après nous sommes l'un contre l'autre, haletants, luisants de sueur comme des guerriers.»

On retrouve le même mélange d'intérêt de façade et de mépris profond envers les «gens du peuple». Le narrateur est amoureux d'une femme exotique et peu cultivée. Double exotisme, donc. Quand on sent bon le sable chaud, on ne peut arborer que des femmes qui se nomment Dune, un douloureux Roméo n'aime que des Alfa, et non des Marie-Claude ou des Christiane. Le caractère valorisant de cet exotisme est renforcé par la fausse modestie: face à ces grandes belles filles simples, le narrateur peut prendre la pose de l'auto-ironie de l'homme cultivé qui connaît la vanité de la culture. Non seulement il est plus intelligent, mais en plus il est modeste. Non seulement il est cultivé, mais il aime le peuple. Quel homme. Cela dit, son mépris se dévoile lorsqu'il entreprend de faire l'éducateur. L'ignorance crasse qu'il prête à son amante-élève dépasse les bornes de la vraisemblance: «j'avais appris à Alfa qu'il s'était passé une chose terrible qu'on avait appelée, ensuite, Première Guerre mondiale. Tant de férocité, elle n'en revenait pas.»

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