Le plus prévisible, dans cette suite de figures imposées, reste l'épilogue, le bouquet final. Là, il faut que ça pète. Bien entendu, le damné bascule dans la folie. Port-Soudan choisit, dans la garde-robe des démences littéraires, la panoplie «Ophélie», étoffe bigarrée, très seyante, douce au toucher: logorrhée, vieilles chansons sentimentales, fragments de souvenirs murmurés d'un air égaré. Mais l'article le plus simple, solide, classique, qui a fait de l'usage, ce serait plutôt la panoplie «Roi Lear», cris dans la lande et chevelure dans le vent. On se disait aussi que tout cela manquait un peu de hurlements:
Je hurle dans le vent, au-dessus des Nils dont la fourche dessine d'immenses bois de justice, je hurle comme un démon […]. Je hurle au-dessus du Nil bleu, et du blanc, du noir et du rouge et du vert, de tous les Nils qui descendent du Paradis ou des ténèbres pour ceinturer l'Enfer.
En dépit de cette accablante ressemblance avec son jumeau, Méroé est rendu plus supportable par quelques pauses dans le dantesque: on nous raconte l'histoire de la défaite de Gordon face aux mahdistes, et celle des derniers royaumes chrétiens du Soudan. La machine à déclamer calme un peu son vacarme, on a enfin le loisir d'écouter. Malheureusement, Olivier Rolin a la rage de romantiser, la passion de la pacotille. On se demande quelle est la nécessité des changements qu'il fait intervenir «pour des raisons propres à l'économie du roman», comme nous en avertit le post-scriptum. Ce dernier explique qu'il n'y a pas de ruines médiévales à Méroé, mais «plus au nord», à Old Dongola. En revanche, il ne dit pas que le «Méroé» du roman, situé près de Bagrawia, au nord de Khartoum, ne correspond pas du tout à la ville actuelle de Méroé, à 250 kilomètres au nord-est. Quant à Gordon, l'interprétation «personnelle» mais «plausible» qui est faite par l'auteur de son histoire, c'est que sa défaite est un suicide déguisé. Cette interprétation rejoint la méditation sur les royaumes chrétiens du Soudan, et constitue au fond le propos de toute l'histoire: les gens intéressants (c'est-à-dire ceux qui présentent quelque dignité littéraire) sont des perdants, ou des assassins, ou les deux à la fois, for each man kills the things he loves. Cette surinterprétation de l'histoire des individus, expédiés à grands coups de scies néoromantiques, tue radicalement l'intérêt, dissipe le mystère que l'auteur croit approfondir.
Comme dans toutes les bonnes bandes dessinées, le méchant est allemand, il n'est pas beau, c'est un savant fou et ricaneur, et de temps en temps un peu de patois germanique lui échappe (ach!). Il néglige de faire suffisamment étayer un site de fouilles. Comment accorder la moindre foi, le moindre début d'intérêt aux spéculations grotesques du narrateur sur le seul événement du roman (c'est peu en 230 pages): la jolie archéologue reçoit sur la tête quelques tonnes de terre dans les ruines de Méroé (Gross malheur).
C'est plutôt la surabondance des hypothèses qui me laisse perplexe. Celle qui s'impose le plus évidemment à l'esprit, c'est qu'il a tué parce qu'il ne supportait qu'elle prît la place de sa fille. Une variante un peu plus monstrueuse, c'est qu'il pouvait à la rigueur admettre de confier sa mémoire, celle de ses travaux, de ses découvertes, à sa fille, mais pas à une héritière illégitime, et que toute son histoire, même, séparait de lui. […] Une troisième hypothèse, dérivée de la seconde et plus noire encore, fait de lui l'assassin non seulement d'Else, mais aussi de sa fille.
Bref, n'importe quoi. Et cela continue. L'inflation des motivations creuses est nécessairement engendrée par une histoire sans épaisseur, ampoule gonflée de grands mots. L'assassinat n'est plus qu'un postiche de mélodrame, derrière lequel on reconnaît l'acteur. Il est curieux que certains se laissent encore impressionner par ces poses théâtrales. Le relatif succès de Port-Soudan et de Méroé témoigne, s'il en était besoin, que le bovarysme est une maladie endémique.
Olivier Rolin, dans Méroé, manifeste une plus nette conscience du côté littéraire de ce décorum. Il mentionne évidemment Conrad, et Lord Jim, mais il n'y a pas de comparaison possible. Conrad, en vrai romancier, n'a cure de phraser. Il se préoccupe de la vérité de ses personnages et de la solidité de ses intrigues. Plus sobre, il est plus émouvant. L'auteur se doute aussi que ces guetteurs de frontières dont la profession consiste à se draper dans de somptueuses déclamations feront songer à Julien Gracq:
Ce paysage déglingué me rappelait la Loire de mon enfance, et une phrase un peu enflée du Rivage des Syrtes […]: «la barque qui pourrit au rivage, celui qui la rejette aux vagues, on peut le dire insoucieux de sa perte, mais non pas de sa destination» (je cite, évidemment, de mémoire). Je m'étonne un peu à présent, que ce genre de solennités m'ait engagé à écrire plutôt qu'à devenir, par exemple, agent de police ou cambrioleur.
Le côté ironique de la chose tient à ce que la phrase de Gracq est beaucoup moins enflée que la plupart de celles d'Olivier Rolin. Même s'il n'a pas beaucoup plus d'humour que ce dernier, Julien Gracq a au moins le mérite, à force de creuser le stéréotype, de retrouver l'archétype vivant. Rolin a beau tenter d'exorciser le spectre du ridicule en chargeant Gracq, bouc émissaire de service, du péché d'enflure, cela ne sert à rien. Olivier Rolin est à la littérature ce que Richard Clayderman est à la musique: du romantisme, ils ont surtout compris la chemise à jabot. Cependant, le fait même que le narrateur se demande pourquoi ces «solennités» l'ont incité à écrire est symptomatique d'un changement dans Méroé. Ce livre, tout en tombant dans les mêmes travers que son double, se roule avec un peu moins de satisfaction dans la grandiloquence. Le narrateur éprouve le besoin, ça et là, de se justifier, par exemple après la grande scène obligatoire du coup de foudre: «tout ça, je le sais, je pourrais le décrire avec la sobriété de madame de La Fayette: "il suffisait qu'on la vît pour ne l'oublier jamais", ou quelque chose comme ça.» Ou bien il s'interrompt au milieu d'une tirade, comme lassé de son propre verbiage:
ce qu'on a de mieux, c'est peut-être de grandes choses englouties […]… d'intimes Titanic… paquebots couchés dans les abysses, avec leur magnifique chevelure de noyés que les poulpes se disputent dans la nuit… […]. Allez renflouer tout ça, cette beauté, cette horreur… cette soudaineté, ces profondeurs… la vie surprise dans sa robe de bal, et puis quand on la noie, et qu'elle n'est pas moins la vie. Apparent rari nantes… Mon beau navire ô ma mémoire… cette précarité immense… Suffît.
De même, le style s'accorde parfois quelques termes dissonants qui font grincer la machine à produire du «bien écrit». On tombe sur des gros mots ou des familiarités. Une tirade débouche sur une citation coupée par un rire: ici «mon beau navire… suffit», ailleurs «le cygne secouant cette blanche agonie, ah ah». Surtout, la dernière phrase du livre est: «Cause toujours.» En un sens, elle résume, en effet, l'opinion que l'on se fait de ces deux romans. On les rangera dans la catégorie qu'Olivier Rolin crée lui-même à l'usage de Lamartine: «salades romantiques». Mais elle n'en rachète en rien le vacarme creux. Elle tente de le faire passer pour autre chose. Elle sent par trop la ruse rhétorique. Dans Port-Soudan, le «snobisme parisien» est brocardé au nom d'une espèce d'authenticité rimbaldienne en toc. Plus subtilement, Méroé feint l’auto-ironie, mais on reconnaît immédiatement une autre posture: les «suffit» et les «cause toujours» sont des affectations de rictus douloureux. Ils se chargent d'une authenticité que trop de belles phrases risqueraient de compromettre. Bref, ils participent, eux aussi, d'une mise en scène de l'indicible.