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M. de Bréauté demandait: «Comment, vous mon cher, qu'est-ce que vous pouvez bien faire ici?» à un romancier mondain qui venait d'installer au coin de l'œil un monocle, son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable analyse, et répondit d'un air important et mystérieux, en roulant l’r:

«J'observe.»

En fait, dans la lignée du Ceci n'est pas une pipe de Magritte, il faudrait, pour que les choses soient claires, faire apparaître sur l'écran un bandeau: «Ceci n'est pas Sollers.» En d'autres termes, l'idée évidente selon laquelle une personne ne coïncide pas avec son image permet de justifier avec une bonne dose de roublardise sophistique le fait d'aller se prêter complaisamment au grand nettoyage médiatique du sens.

On pourrait en effet attendre du Combattant Majeur que, tant qu'à se compromettre avec abnégation, il utilise l'ennemi, et prononce des harangues révolutionnaires. Ce serait trop simple. Le Combattant Majeur est plus subtil. Il y a quelque temps, peu après la parution des Particules élémentaires, on le confronte à Michel Houellebecq dans Bouillon de culture. Houellebecq, très explicitement, est contre l'esprit soixante-huit, dresse le tableau des ravages de la révolution sexuelle, donne dans la mélancolie, choisit Schopenhauer contre Nietzsche, bref, sur tous les points, se situe à l'exact opposé du Combattant Majeur. Oui, mais voilà, Houellebecq est devenu quelqu'un d'important. Que fait le Combattant Majeur? Habilement, il félicite Michel Houellebecq pour son talent. Fine stratégie. Quelques semaines plus tard, durant une émission nocturne de France Culture, un Houellebecq très éméché déclame en sanglotant des poèmes informes. S'offrant au ridicule et aux outrages, ce Christ pochard est aussitôt renié par saint Sollers, avant le chant du coq. C'est malin. Ce n'est peut-être pas très honnête, mais l'honnêteté n'est pas une qualité de Combattant Majeur.

Supposons un instant qu'Éloge de l'infini ait été signé, disons, au hasard, Belinda Cannone, alors, on aurait vu Josyane Savigneau ou Viviane Forrester (si elles n'avaient pas simplement ignoré ce livre) démontrer sans risque, en une demi-colonne sèche, qu'un tel amas de poncifs grandiloquents encombrait inutilement les librairies. Mais l'exercice de bassesse dithyrambique de Viviane Forrester, couvrant d'éloges grotesques dans Le Monde un important collaborateur du Monde, ne suscite aucune réaction. Pourquoi? Pour les mêmes raisons, des gens intelligents acceptaient les théories esthétiques staliniennes. Par conformisme, par intérêt, par lâcheté. Et parce que pour pouvoir protester, il faudrait disposer d'un lieu de parole. Contrairement à ce que feint de croire Philippe Sollers, nous sommes libres, dans la France du XXIe siècle, de faire beaucoup de choses. Mais l'une des plus risquées est de critiquer Philippe Sollers. Je sais que, comme tout auteur qui s'attaque à l'organe officiel du Combattant Majeur, je risque, au mieux, les foudres de Josyane Savigneau ou d'un affidé quelconque, et plus vraisemblablement le silence total. Il en va de la littérature aujourd'hui comme du parti communiste soviétique dans les années trente. On ne critique pas le petit père des peuples, ou bien on disparaîtra progressivement des photos officielles, on n'aura jamais existé.

Devinette: Soit un écrivain fin de siècle qui a traversé de multiples allégeances esthétiques, appartenu à bien des écoles, de l'avant-garde au racoleur, publié dans tous les genres; qui a exercé un grand pouvoir dans le monde littéraire par sa mainmise sur des périodiques importants; qui a fini comme une sorte d'écrivain officiel auquel les ministères font des commandes.

Réponse: Catulle Mendès, bien sûr.

Ou Philippe Sollers.

Philippe Sollers est un peu notre Catulle Mendès. Un écrivain de troisième ordre qui aura eu son importance dans la vie littéraire. Des érudits de la fin du XXIe siècle republieront certains de ses textes. On s'étonnera de la bassesse qui l'a entouré. D'autres Viviane Forrester se trouveront de nouveaux Sollers. Le nôtre et la nôtre auront disparu, il ne restera que le souvenir de leurs «écoles de soumission et de reptation». C'est pourquoi, afin de résister au discours dominant diffusé sans relâche par les journalistes aux ordres, il est bon, au sortir d'un article du Monde des livres, de se représenter l'auteur d'Éloge de l'infini à sa taille réelle, c'est-à-dire Philippe Sollers en Catulle Mendès. Ce dont ne se doutent pas les Savigneau et Forrester, lorsqu'elles admirent Sollers admirant Mallarmé, c'est qu'elles choisissent Catulle Mendès contre Mallarmé. Contre les Mallarmé d'aujourd'hui, ceux que publient et défendent de petites revues et de petits éditeurs, grâce auxquels subsiste un peu de vie littéraire et un peu de résistance à l'omnipotence du Combattant Majeur et de ses semblables.

L’ECRITURE ROUGE

140 000 FRANCS POUR CHRISTINE ANGOT

(Appel solennel)

Une pièce du théâtre burlesque (1747-1754) porte le titre de «Madame Engueule ou les accords poissards». Il faut reconnaître ici le nom de Mme Angot. Cette Mme Angot est «forte en gueule».

Marcel Schwob

Christine Angot est la preuve vivante qu'un écrivain sans concession défendu par un véritable éditeur peut se voir récompensé par le succès. Voilà une petite femme de rien du tout, sincère et vraie, devenue grand auteur à la seule force d'une écriture pleine d'exigence, en dépit du mépris du Faubourg Saint-Germain. Oui, le talent peut atteindre un large public. Des dizaines de milliers de personnes peuvent lire un ouvrage ardu, provocateur, écrit dans un style très personnel.

Toujours, des zoïles chafouins jalouseront les triomphes mérités. Ils ont insinué que celui de L'Inceste n'était dû qu'à deux facteurs sans rapport avec la qualité intrinsèque de l'ouvrage: un sujet scandaleux monté en épingle par une habile stratégie promotionnelle, et quelques pugilats télévisés. Tant qu'à se rouler dans d'absurdes bassesses, ils n'ont qu'à prétendre que L'Inceste est un brouillon illisible, qu'acheter n'est pas lire, et qu'il a été lâché page 12 par les neuf dixièmes de ses acquéreurs, comme ces navrantes variétés télévisées que tout le monde voit d'un coin d'œil, mais que personne ne regarde. La méchanceté humaine n'a pas de limites. Christine Angot nous fait bien voir elle-même cette vérité profonde dans son dernier ouvrage, Quitter la ville. C'est une femme qui a beaucoup souffert de la cruauté du monde littéraire. Heureusement, comme elle le montre (cela constitue d'ailleurs le propos essentiel de l'ouvrage), elle a aussi beaucoup vendu, et ça, on dira ce qu'on voudra, c'est quand même une satisfaction. Une belle revanche.

Il importe de montrer, avant de nous avancer plus loin dans les délicats replis de l'œuvre de Christine Angot, que les allégations malveillantes de certains critiques n'ont aucun fondement. D'abord, l'inceste constitue un thème d'une nouveauté fulgurante. Le texte de Christine Angot tombe comme un aérolithe en flammes dans le confort ronronnant de notre culture. Qui aurait pu prévoir que ce brûlot susciterait la curiosité? qu'une conspiration du silence ne s'ourdirait pas autour d'un livre qui ébranle les fondements même de la famille, de l'ordre social? Le succès de L'Inceste était bel et bien imprévisible. Ce fut un risque à assumer, et un vrai courage de la part de l'éditeur. Que d'aucuns n'aient pu supporter une telle provocation ne doit pas nous étonner. Notre société est pleine de tabous. Sexuels, surtout. Qui, dans notre monde corseté de respectabilité bourgeoise, a le courage de s'exhiber, nu, devant le public? On ne voit ça nulle part. Même pas à la télévision. Des sujets comme la pédophilie, le sadomasochisme, l'exhibitionnisme, la coprophagie, la gérontophilie, la sodomie chez les pit-bulls condamnent ipso facto le téméraire qui les aborderait. A fortiori l'inceste. Silence dans les médias. Censure. On bâillonne la liberté. Christine Angot, elle, a la force de hurler sa vérité à la face de l'hypocrisie ambiante. Comme elle le remarque elle-même finement: «un tirage de 50 000 ce n'est quand même pas n'importe quoi pour je rappelle le titre: L'Inceste.» Et pas seulement l'inceste. Car il s'agit à chaque page, dans L'Inceste (audace laconique de ce titre!), de «sécrétions vaginales», de sexe qui sent «le poisson pourri», d'holocauste, de Viagra, d'homosexualité, de sida. L'auteur ne cherche pas la facilité. Si des sujets ne sont pas vendeurs, ni susceptibles d'attirer la curiosité, ce sont bien ceux-là. Alors, parler d'opération publicitaire, c'est la ruse suprême des pharisiens qui, dans l'ombre, tissent les fils gluants de leur cabale contre une femme seule.

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