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Sollers rend compte, durant l'été 1996, d'une réédition assez quelconque de l'Histoire du romantisme de Gautier (pas un mot, nulle mention de l'importante édition «Bouquins» des récits de l'auteur du Capitaine Fracasse, qui venait de paraître, pourvue d'une belle préface et d'un riche appareil de notes). Gautier? Encore un révolutionnaire. Pourquoi? Parce qu'il a arboré un gilet rouge et des cheveux longs à la première d'Hernani, et s'est colleté avec les partisans des classiques. Les Souvenirs du romantisme de Gautier deviennent donc, d'emblée, «un tract pour aujourd'hui», et Hernani une «pièce révolutionnaire». Sa représentation se résume à ce conflit manichéen: «les flamboyants contre les grisâtres». Hernani est surtout un pénible et déclamatoire mélo. Mais il est généralement admis depuis 1830 que la pièce et sa représentation ont soudé les forces romantiques. Il faudrait donc croire que le romantisme, symbolisé par Hernani, est par nature révolutionnaire. Le romantisme, mais, souvenons-nous, surtout pas le xixe siècle. Cependant, contre qui, au juste, cette bataille d'Hernani fut-elle menée? Qui était l'ennemi, les «grisâtres»? Pas seulement les «profiteurs et nantis de la Restauration», comme le prétend Sollers, parce qu'alors il faudrait y ranger Hugo lui-même, nanti de la Restauration, longtemps partisan du très réactionnaire Charles X, Hugo fondateur avec son frère du Conservateur littéraire. L'ennemi, c'est aussi le bourgeois sceptique et voltairien, le «classique admirateur de Voltaire» mentionné par Gautier. Voltaire, son doute, son ironie et ses tragédies néo-classiques, est le véritable adversaire esthétique du Hugo de 1830 et de ses partisans. Dans la logique de Sollers, Hernani, ce serait donc la liberté contre Voltaire.

Quant aux «flamboyants», parmi les Jeune-France chevelus qui soutenaient la pièce, on comptait un certain nombre de partisans du roi et du catholicisme. L'ennemi, là encore, c'était le XVIIIe siècle et l'esprit philosophique. Une bonne partie du romantisme est de nature réactionnaire. C'est le cas de Nodier, de Balzac. Ce que Sollers ignore ou feint d'ignorer. Pour quelqu'un qui se pique d'accorder autant d'importance aux dates («les dates! les femmes!») c'est un peu court.

Eh oui, c'est compliqué, les mouvements littéraires sont parfois un peu embrouillés. Les révolutions esthétiques ne coïncident pas toujours exactement avec les révolutions politiques. Mais il faut choisir entre la propagande et le souci d'exactitude historique. Le Combattant Majeur a choisi. Gautier, dans son Histoire du romantisme, évoque le «philistin» qui, même s'il n'a rien lu de lui, le «connaît au moins par le gilet rouge». Certains s'intéressent aux idées, d'autres aux couleurs clinquantes. Pour Sollers, ce qui est intéressant, c'est la longueur des cheveux et la couleur des gilets. Le Combattant Majeur confond les paillettes journalistiques avec les lumières de la pensée.

Comme dans le journalisme, toutes les idées que Philippe Sollers reprend, prolonge, développe finissent sous sa plume par ressembler à de la publicité, ou versent dans le folklore, comme une bourrée dansée en authentiques costumes d'époque à l'usage des touristes de passage. Bourrée des libertés. Branle de l'érotisme. Polka du Néant. Ce dont il se tirera en se qualifiant de danseur. Mais les sabots sont un peu gros. La défense justifiée de l'expérience réelle tourne en verbiage sempiternel sur le corps, jusqu'à ce que cela ne veuille plus rien dire. Et tout finit par des truismes prudhommesques du genre: «le corps humain implique un rapport à la mort et au néant.» Le combat justifié contre le décervelage industriel contemporain se dégrade en obsession du complot, en rhétorique usagée du poète comme «gêneur». Certaines déclamations sur ce thème peuvent encore impressionner quelque étudiant boutonneux ou quelque ancienne combattante de soixante-huit qui fait de temps en temps la révolution à l'apéritif:

Il n'y a pas de crise de la poésie. Il n'y a qu'un immense et continuel complot social pour nous empêcher de la voir.

Lady Di se retrouve recrutée, en compagnie de Rimbaud, dans le combat contre la tyrannie, car «cette petite lady était gênante». L'œuvre de Proust a été refoulée, occultée, «tellement c'est gênant». On finit par comprendre que qualifier une œuvre de «gênante», de «dangereuse pour le système» est un bon moyen d'éviter d'en dire quoi que ce soit. Il y a trente ans, cela tenait déjà lieu de pensée à de vieux hippies qui se vengeaient verbalement sur le «système» de leur propre impuissance. Ce verbiage périmé fait de Sollers un écrivain définitivement daté. Vieilles mythologies, mots d'ordre, folklore intellectuel, propagande simplificatrice, obsession du complot: tout l'arsenal culturel, en somme, des dictatures. Dans son entreprise de caricature généralisée de la pensée moderne, Sollers se fait l'auxiliaire efficace du système qu'il dénonce. Il rend inoffensifs ou grotesques Rimbaud, Heidegger ou Artaud, de même que la publicité, la télévision, le journalisme se livrent à un lessivage intégral de la pensée. Quant au Monde des livres, dirigé par Josyane Savigneau, il offre un bon exemple de collaboration avec la «grande tyrannie», pour reprendre l'expression pompière de la même Savigneau. Enfermé dans des questions d'intérêt, de vengeances et de manipulations, claquemuré dans une représentation irréelle du monde, il élabore un modèle de pensée obligatoire et contribue à l’étouffement des talents véritables. Car, contrairement à ce que ne cesse de dire le Combattant Majeur, il existe des poètes, il existe des écrivains. Mais il n'en parle pas, il ne les lit pas. Parler de Mallarmé, Rimbaud, Cézanne, Proust, c'est sans risque. Ce sont des valeurs reconnues. Ça n'engage pas. Reste la ressource de les faire passer pour dangereux.

Allons, Combattant Majeur, encore un effort pour être révolutionnaire, parlez-nous de jeunes poètes inconnus, d'écrivains négligés, il y en a, et ils ont beaucoup plus besoin d'aide que Proust! Vous n'évoquez que Mallarmé, Picasso. Vous ignorez les Mallarmé d'aujourd'hui, tout comme les journalistes imbéciles du xixe siècle ne cessaient de glorifier Voltaire pour mieux ignorer Laforgue. Vous déclarez que tout éditeur aujourd'hui refuserait Mallarmé ou Rimbaud. C'est vrai, et ça se passe tous les jours, chez Gallimard, chez Grasset, on refuse Mallarmé et Rimbaud. Dans les galeries, on éconduit Cézanne. Evidemment, s'intéresser à de jeunes écrivains implique un engagement, une véritable prise de risque. Ce serait mener un réel combat contre le système. Au moins contre cet aspect du système qu'est l'industrie éditoriale. Auriez-vous des intérêts à défendre dans l'industrie éditoriale, Combattant Majeur? Mais le Combattant Majeur a réponse à tout. Première réplique, textuellement extraite d'Éloge de l'infini, et qui a beaucoup servi depuis quelques siècles: «de l'art, ben, y en a plus!» Eh non, mon bon monsieur, et en plus il n'y a plus de saisons; quant à la bonne viande, c'est simple, on n'en trouve plus. Seconde réplique: on ne peut pas prétendre échapper complètement au système. C'est vrai, et surtout cela permet de justifier beaucoup de choses. Le Combattant Majeur apparaît régulièrement à la télévision, parfois dans des émissions iïttéraires, parfois dans des variétés stupides. Il se prête de bonne grâce aux manipulations de cette servante dévouée de la grande tyrannie, de cette grande productrice d'imbécillité. Mais attention! il faudrait être naïf pour croire qu'il s'agit réellement de lui: «ils me voient à l'écran et ils croient que c'est moi. Moi, pas une seconde je ne crois que c'est moi.» Sollers n'est pas là pour faire le malin, mais pour «étudier sur le vif la croyance sociale aux images». La réplique fait songer à cette scène de la soirée chez la marquise de Sainte-Euverte, dans Du côté de chez Swann:

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