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Les errements inhérents à ce genre de pensée caricaturale se manifestent le plus nettement dans les textes consacrés à Mallarmé. On commence par le bon vieux coup de l'incompréhensible et de l'indicible. Encore un héritage d'un certain xixe siècle et de son idéalisme: «Mallarmé, dans la société de son temps, est une énigme.» Bien entendu, pour appuyer cette thèse qui consiste à ne rien dire et à interdire qu'on puisse dire quoi que ce soit, Sollers s'empresse de réduire les explications historiques à leur caricature, la bêtise positiviste, selon laquelle «le poète est un malade maniaque (Baudelaire), un dépravé alcoolique (Verlaine)». Comme si Max Nordau résumait tout éclairage historique possible sur Mallarmé. Sollers fait du réalisme l'«autre face» du positivisme. Il ignore l'existence d'un vieux couple beaucoup plus uni sous l'apparence des chamailleries: l'autre face de l'épaisseur positiviste, c'est le refus idéaliste de tout éclairage historique et de toute explication, fût-elle dépourvue de la prétention de rendre compte de l'œuvre dans son intégralité. Non, Mallarmé n'est pas totalement une énigme en son temps. Il le dépasse si l'on veut, mais il le quintessencie. Dans «Le fantôme de Mallarmé», Sollers reprend l'antienne archiconnue de Mallarmé et le néant, Mallarmé et ses rapports avec les anarchistes, Mallarmé et «la poésie comme bombe à retardement», pour ne rien dire, sinon que personne ne veut en entendre parler, ou que Mallarmé est «le plus dangereux pour l'institution». L'institution se porte très bien, et elle n'a pas le moins du monde souffert de Mallarmé. Qui n'a rien fait sauter du tout. En revanche il a fait publier des milliers de pages de commentaires, dont celles de Sollers, vendues bon marché par Gallimard. Mais ne nous fions pas aux apparences, dit le Combattant Majeur. La société tremble, les banlieues se soulèvent à la lecture du «sonnet en yx», les Maîtres du monde, dans leurs repaires secrets, ourdissent un ténébreux complot visant à kidnapper tous les textes publiés et tous les manuscrits du dangereux terroriste afin de les détruire.

Donc, Mallarmé, c'est le Néant. Mais, dans «Le drame de Mallarmé», Sollers explique que «la bourgeoisie, après 1848, […] a décidé une contre-révolution précieuse et ésotérique. […] C'est le moment (qui dure encore) où les poètes deviennent des négativistes boudeurs.» Et nous sommes invités à croire que le Néant mallarméen n'a aucun rapport avec le nihilisme de la fin du xixe siècle, que sa poésie n'a rien de précieux ni d'ésotérique. Étonnant. Pour quelles raisons? Parce que c'est comme ça. Parce que le xixe siècle, pas beau, et Mallarmé, grand écrivain. Donc son néant à lui, c'est forcément du bon néant, ses sonnets, il y a de vrais morceaux de néant dedans. Si l'on résume la pensée de Sollers, en écartant les fioritures, cela donne en somme: Mallarmé est grand parce qu'il est grand.

Et tout le reste, c'est le Grand Mystère de la Poésie.

Ce n'est pas que Philippe Sollers n'ait pas d'idées, ni même qu'elles ne soient pas justes parfois. Le problème ne se situe pas là. Mais le retentissement qui est donné à ces idées est totalement disproportionné avec leur importance et leur originalité. Lorsqu'il dénonce un système d'asservissement devenu d'autant plus dangereux et efficace qu'il est plus diffus et décentré, qu'il s'«autorégule», il a raison. Lorsqu'il montre que ce système, dont l'un des instruments principaux est la tyrannie médiatique, aboutit à une déréalisation générale, qui passe par une désincarnation, il a raison. Lorsqu'il voit dans la pornographie, non une libération du corps, mais une nouvelle forme de liturgie qui permet de s'en débarrasser au même titre que le puritanisme, il a raison. Lorsqu'il assure qu'on ne peut dépasser la métaphysique qu'en se l'appropriant, lorsque, insistant sur l'importance du corps, il précise qu'il n'entend pas par corps seulement un ensemble organique, que la sexualité a toujours été «une question spirituelle», lorsqu'il émet l'hypothèse que la voix pourrait contenir le corps, il n'a pas tort non plus. En tout cas, tout cela mérite d'être écouté. Lorsqu'il insiste sur l'importance de Heidegger, lorsqu'il oppose le néant au nihilisme, et identifie le néant à l'être, on lui emboîte volontiers le pas. Il y a, dans Éloge de l'infini, quelques formules dont il faut reconnaître l'efficacité:

Le spectacle, qui est «la reconstruction matérielle de l'illusion religieuse», nous tend ses deux réponses inlassablement ressassées. D'un côté, l'humanitarisme sociomaniaque qui permet à celui qui s'en déclare le représentant de prolonger la plainte des opprimés, de l'autre, tous les ersatz du marché spiritualiste.

La perturbation intervient toujours par rapport à une apparence qui se donne comme loi. Quelle perturbation puis-je faire intervenir dans un film pornographique Scandinave pour le rendre vraiment érotique? Voilà la question.

Le diable ne supporte pas le néant. Puisque c'est la même chose que l'Être. Le non-être n'est pas le néant. Et le diable, c'est du non-être qui voudrait être.

L'impossible, c'est le réel, en somme.

Seulement est-il besoin de Sollers pour apprendre tout cela? Tout ce qu'il affirme, mélange, ressasse est déjà, pour l'essentiel, dans Nietzsche, Bataille, Heidegger et Debord, avec une tout autre puissance et beaucoup moins de complaisance. Il y ajoute, comme tout le monde, quelques vieux restes de psychanalyse, avec le verbiage qui va avec. Bref, il ne cesse de faire ce qu'il dénonce par ailleurs: il utilise de vrais penseurs pour les édulcorer. Le cirque Sollers exploite les vieux artistes. Le Barnum de la littérature met un nez rouge à Rimbaud et Artaud. Parfois le numéro se laisse regarder. Parfois la bouffonnerie devient gênante.

Même si l'on concède une originalité à cette pensée, elle s'égare dans des milliers de pages verbeuses. Toute la pensée de Sollers tient à peu près dans, par exemple, les sept pages d'entretien avec Jean-Jacques Brochier et l'inoxydable Josyane Savigneau, publiées dans Le Magazine littéraire de février 1991. Ça ne s'appelle pas «Mickey contre les Rapetout» mais, beaucoup plus sérieusement, «Philippe Sollers contre la grande tyrannie». Inutile de se procurer Éloge de l'infini, La Guerre du goût, etc., tout est là.

Ces idées, qui se donnent pour libératrices et généreuses, sont irrémédiablement gâtées par le délayage, le bavardage et la suffisance. La boursouflure est une maladie qui atteint les gens situés dans la position qu'occupé Sollers: assez intelligents pour avoir un peu conscience de leur manque d'épaisseur littéraire réelle, mais intellectuellement déformés par l'importance artificielle qui leur est donnée. Il leur faut donc souffler dans leurs idées pour les gonfler jusqu'à leur faire perdre toute forme et toute vérité. La bouffissure de Sollers n'est pas seulement quantitative: passé un certain degré, elle passe au qualitatif, la justesse se corrompt en n'importe quoi, la pointe acérée se transforme en excès de graisse. L'extension caricaturale des idées leur fait perdre toute efficacité et même toute vérité. Il y a une certaine vérité à affirmer que toute œuvre d'art, quelle que soit son idéologie déclarée, exerce une forme d'émancipation des consciences. Cela mériterait quelques nuances pour devenir convaincant. Mais le Combattant Majeur Sollers, pour se poser dans son propre rôle, a besoin de décréter que tout artiste véritable est obligatoirement un libérateur de l'humanité. Tout le monde est donc enrôlé de force dans les rangs de la libération. Il est déjà, en soi, assez amusant de voir un notable des lettres et un homme de pouvoir se réclamer à tout bout de champ de marginaux et de poètes maudits. Cela fait partie de la rhétorique habituelle, les notables aiment discourir sur les marginaux. Mais il n'y a pas que l'inusable Rimbaud à se retrouver une centième fois mobilisé dans l'armée d'opérette d'une guérilla pour rire. Pour le Combattant Majeur, La Fontaine est révolutionnaire, Théophile Gautier est révolutionnaire à la première d'Hernani, etc. L'idée initiale perd ici toute signification, dans la confusion totale des valeurs et de l'exactitude historique. Passons sur La Fontaine, dont les Fables et leurs morales prudentes, dont la fidélité à un financier richissime contribuent certainement à la lutte pour la liberté. Là encore, Sollers a raison, il y a complot: «y aurait-il, ici ou là, une volonté de ne plus rien connaître de la grande affaire de pouvoir du XVIIe siècle, l'affrontement Louis XIV-Fouquet?» Mais oui, mais oui. Attardons-nous plutôt sur Théophile Gautier.

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