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Ces formules grotesques induisent beaucoup de gens à penser que leur auteur est un simple guignol. On prend de moins en moins Sollers au sérieux. Pourtant, cette suffisance naïve est compréhensible. L'habitude de la flagornerie et du pouvoir finit par claquemurer les Danubes de la Pensée au fond de forteresses mentales où ils perdent le contact avec le réel. Ils pensent, néanmoins. Que pensent-ils? Une autre caractéristique remarquable d'Éloge de l'infini est que la pensée y est sans cesse annoncée. Attention, je pense, ne cesse de dire l'auteur. Je m'apprête à penser. Je ne vais pas tarder à penser. Retenez-moi ou je pense. Si je voulais, je n'aurais qu'à penser. Écrire consiste donc à dispenser des signes de pensée, à piquer dans la prose des panneaux indicateurs de ce qui est censé être plein de signification. Philippe Sollers fait un abondant usage d'expressions telles que: «c'est prouvé», «c'est parfaitement vérifiable» (toujours préférables à une fatigante démonstration), «comme par hasard» (qui sert à montrer, négligemment, qu'il y aurait beaucoup à tirer de telle coïncidence, pour peu que l'on s'y attarde, que l'auteur sait bien, lui, de quoi il retourne, mais qu'il n'en dira rien, inutile de s'appesantir):

À mon avis, le fait que [Heidegger] mette l'accent sur Hölderlin ne vient pas du tout par hasard. Je comprends une telle insistance, puisqu'il s'agit de l'allemand et d'un moment absolument déterminant de la langue elle-même, comme par hasard lié à la question du mythe de la folie, qui surgit en 1806. Ce n'est pas non plus un hasard.

Plus fort que Sherlock Holmes, le Combattant Majeur décèle partout des indices. Du sens se cache par ici. On le suit tout pantelant: quand va-t-il enfin lui mettre la main dessus, au sens? Par moments, les indices sont vraiment obscurs, lui seul parvient à les déchiffrer, il s'exprime par énigmes: «c'est très important […] les femmes, les dates! Les femmes sont des dates. Et toute date est peut-être d'une substance féminine à déchiffrer.» Mais le hasard, toujours lui, fait bien les choses:

À la limite, cette maladie qui consiste à attendre toujours que des livres paraissent est porté [sic] à tel point sur le plan de la marchandise spectaculaire qu'on peut se demander quels désirs s'expriment là. J'ai pas mal travaillé ces temps-ci, sur Hölderlin et Rimbaud. Rouvrir ces dossiers, en termes historiques, l'un qui se déroule, comme par hasard, au moment de la Révolution française, l'autre comme par hasard au moment de la Commune de Paris (ce qui ne veut pas dire qu'il faut réduire Hölderlin à la Révolution française, ni Rimbaud à la Commune de Paris) on se rend compte à quel point les choses ont été recouvertes par des interprétations qui ne tiennent pas debout.

Il ne s'agit pas, dans cet ouvrage, de jouer au pion et de relever les coquilles. Mais l'amusant, dans ce cas précis, c'est que l'auteur d'Éloge de l'infini, cinq pages avant le passage qui précède, consacre un long paragraphe à la coquille. Il déclare qu'il lui accorde beaucoup d'importance, qu'il la considère comme symptomatique, et lui, Philippe Sollers, revendique la plus grande attention aux détails typographiques et orthographiques. On constate, hélas, qu'il se montre moins attentif à la syntaxe et à la cohérence du sens, car une maladie porté [sic] sur un plan, des dossiers qui se déroulent, et rouvrir […] on se rend compte, dans la lignée du char de l'État naviguant sur un volcan cher à Joseph Prudhomme, ce n'est plus Éloge de l'infini, c'est Illustration du bredouillis.

«Mais oui» ou «comment donc» reviennent à tous les détours de phrase (avec l'idée, sans doute, que «comment donc» fait très XVIIIe, marquis insolent, etc.), ponctuation un peu radoteuse qui manifeste superbement que ce qui vient d'être dit n'a pas besoin d'être mieux étayé, puisque c'est l'auteur qui le dit. Il suffit de rapprocher un peu n'importe quoi de culturel, présentant une certaine ressemblance. À tous les coups, ça fait de l'effet; Nietzsche et Proust, par exemple: «Le temps perdu, l'éternel retour, le temps retrouvé, ça peut se penser ensemble.» Mais oui. Mais comment donc.

La pensée de Sollers, dans sa dimension historique, consiste à dire qu'il y a eu de grands artistes au xxe siècle, ce qu'on ignore, et donc que le xxe siècle est un grand siècle artistique; penser consiste alors à dresser des listes et à tresser des couronnes à des artistes célèbres:

Le xxe siècle […] a aussi été un très grand siècle de création antimorbide. […] Il suffit de citer certains noms: Proust, Kafka, Joyce, Picasso, Stravinski, Heidegger, Céline, Nabokov. Et bien d'autres: Hemingway, Faulkner, Matisse, Webern, Bataille, Artaud, Breton […].

Gloire à Harnoncourt, Gardiner, William Christie, Herreweghe, Hogwood, Clara Haskil, Martha Argerich, Cecilia Bartoli. Mais gloire aussi à Paul Mac Cartney, dont je revoyais ces jours-ci, à Londres, le concert de 1990: un garçon génial, voilà tout.

C'est passionnant. Ça a bien un petit côté conférence de musée pour université du troisième âge, ou toast pompeux de banquet IIIe République, mais quelle culture. Quelle sûreté, en outre, quelle audace dans le jugement. Quelle subversion. Mac Cartney? Génial, ce garçon, simplement génial. Et il reste encore beaucoup à apprendre, la richesse de la pensée du Combattant Majeur est inépuisable. À la judicieuse question posée par Les Temps modernes: «Et la contribution de Bataille à l'histoire du xxe siècle?», il répond d'un trait foudroyant: «Éminente… Prodigieuse… Que d'avancées! La part maudite, Le Bleu du ciel… très importants», avant de lever, encore une fois, les questions fondamentales: «Pourquoi Joyce écrit-il Ulysse? Pourquoi Pound écrit-il ses Cantos? Pourquoi Bataille reprend-il l'histoire de l'humanité depuis la préhistoire? […] pourquoi la musique fait-elle ce qu'elle fait? Pourquoi y a-t-il Stravinski ou le jazz?»

Eh oui, pourquoi?

Mais pourquoi?

L'autre volet de la pensée historique de Sollers consiste, on l'a vu, à jeter en toute occasion l'anathème sur le xixe siècle. Ici, l'audace devient inouïe, car Sollers ne cesse en même temps de faire l'éloge de Rimbaud, Mallarmé, Balzac, Théophile Gautier, Cézanne, Monet, Verlaine, Hugo, Stendhal, Jarry, etc., bref, de tout ce dont se compose l'histoire littéraire du xixe siècle. Le xixe siècle est mauvais, sauf le xixe siècle. Bien sûr, on attendait l'argument suprême: s'il y a eu de grands artistes au xixe siècle c'est en dépit du xixe siècle. Ce n'est pas le xixe siècle qui les a produits, il ne l'a pas fait exprès. S'ils sont grands, c'est contre leur époque. Air connu. L'artiste échappe à son temps, on ne peut pas le réduire à son temps, etc. L'ennui, c'est que cette idée un peu courte est typique du xixe siècle. Sollers démontre brillamment qu'on peut détester le xixe siècle avec des idées du xixe siècle. Se croire rebelle en brandissant de vieux arguments de bourgeois conservateurs. Le Combattant Majeur, qui sait tout, n'y a sans doute pas songé: Le Stupide XIXe siècle est un livre du réactionnaire antisémite Léon Daudet. Il y a des rencontres significatives.

Contre ces caricatures qui se veulent originales, on est obligé de réaffirmer certaines banalités nécessaires: le xixe siècle a fait Rimbaud et Cézanne, comme ils ont fait le xixe siècle. Et le xxe. Si un grand artiste est toujours plus grand que son temps, c'est aussi dans la mesure où il en concentre les contradictions. Ni uniquement en dehors, c'est l'illusion idéaliste de Sollers, ni uniquement dedans, c'est l'illusion positiviste. Parmi les illusions simplificatrices du xixe siècle, Sollers en choisit une contre l'autre. C'est une constante de son mode de pensée: il ne cesse d'illustrer, de manière biaisée, ce qu'il dénonce par ailleurs.

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