On ne peut pas cependant dénier à Delerm, dans Il avait plu tout le dimanche, l'art de capter le frisson impalpable, de susurrer la poésie un peu triste du quotidien célibataire. Cela fait parfois songer, en plus lymphatique, en moins sarcastique, au Huysmans d'À vau-l'eau. Le sujet de Il avait plu tout le dimanche c'est le il, un il tout proche du on de l'impersonnel et de l'anonyme. M. Tout-le-monde. Or, Delerm présente son petit personnage terne, Spitzweg, sous l'angle de ses particularités. Il opère une sorte de compromis entre la tradition moderne, si l'on peut dire, de l'homme sans qualités et les attributs fixes du personnage du roman psychologique traditionnel. Spitzweg est à la fois tout le monde et personne. Mais là encore, cette relation du banal et du particulier n'est aucunement problématisée. Le il de Il avait plu tout le dimanche, qui désigne le héros, Spitzweg, n'est au fond qu'une variante du on constamment employé dans La Première Gorgée de bière. Il et on de connivence: ils représentent une instance d’énonciation qui serait commune au lecteur, à l'auteur et au personnage. Le texte fait comme s'il était produit par une parole collective. Cette connivence un peu obligée a parfois quelque chose de gênant, on a l'impression d'être sans cesse poussé du coude par l'auteur. La sensation est plus pénible encore dans les recueils de prose poétique, qui reposent sur le principe de la pure reconnaissance, recherchent visiblement le consentement poisseux du «c'est bien ça», «on est bien tous comme ça». Il y a, là encore, une image du littéraire, plus qu'un vrai travail de la littérature: la communauté se réalise comme par miracle, tous les conflits sont passés sous silence, au profit du bavardage tranquille du on.
L'anthropologie balzacienne crée des types, lieux où se déroule le conflit du xixe siècle entre l'individualisme et l'histoire, et par là elle exhibe ce conflit. L'homme sans qualités du xxe siècle revendique, comme les héros de Kafka, une différence sans contenu, conduisant à s'interroger sur le sens de la différence. Dans le personnage de Spitzweg, la banalité n'entre pas en conflit avec la singularité. Nous connaissons tout de lui, ses manies, ses goûts, ses opinions, ses pensées intimes, sans que cette connaissance puisse prendre une signification psychologique ou sociale. Spitzweg nous est livré comme un autre lavé de toute altérité: rendu entièrement transparent pour le lecteur, sans élément d'analyse qui susciterait la différence, il est le lecteur, et l'auteur. Cette absence de réelle altérité crée à nouveau une fausse communauté, et ne prépare aucunement à aborder la véritable altérité, toujours conflictuelle dans la réalité. La banalité de Spitzweg est sauvée par l'affirmation de ses choix, auxquels nous ne pouvons qu'adhérer, sans discussion et sans pensée, sans haine mais sans amour: il est ainsi, et cet ainsi, chez
tous les microcosmopolites, constitue une valeur suffisante: ainsi soit-il. On ne saurait, en effet, rêver littérature plus consensuelle: vivent les différences de tout le monde. On se rencogne dans la chaleur de l'unanimité. Mais au bout d'un moment, on se lasse. La satiété vient vite, à consommer tant de nourritures positives. Philippe Delerm a parfaitement raison: La Pre mière Gorgée de bière, au début, c'est bon, mais très vite on boit «avec de moins en moins de joie», on n'éprouve plus qu'un «empâtement tiédasse».
Cette absence d'ambition et d'invention, portée aux nues, ressemble à une démission. «Voilà les contraintes du roman mises en question par une entreprise qui s'annonçait pourtant modeste», claironne Bertrand Visage en présentant les «Moins que rien». Quelles contraintes? On ignorait jusqu'à présent que le roman fût un genre à contraintes, et il y a bien longtemps qu'il a été «mis en question» de toutes les manières possibles. En revanche, il pose des problèmes. Mais il s'agit moins en l'occurrence des problèmes du roman que des problèmes de la littérature en général. On pourrait exprimer plus justement le sens de la démarche des auteurs concernés en disant: «Voilà les problèmes de la littérature esquivés par une entreprise au succès prévisible.» Il fallait bien, en effet, en arriver là, après des années de récits de plus en plus courts, aux sujets de plus en plus étroits, écrits dans un style de plus en plus dépouillé: des textes brefs, exigeant un effort de lecture minimal, et reposant entièrement sur la recherche de l'approbation sans discussion.
INTERLUDE
L'individu louche: Michel Houellebecq
Les évolutions de Houellebecq dans le champ littéraire contemporain paraissent se produire exprès pour lui attirer l'antipathie. Il fait partie d'abord du petit groupe, plutôt engagé à gauche, de la revue Perpendiculaire, publiée chez Flammarion. Les divergences idéologiques deviennent flagrantes à la parution, toujours chez Flammarion, des Particules élémentaires: Perpendiculaire et Houellebecq se séparent. Mais Houellebecq rapporte. Pas la revue. Raphaël Sorin décide donc que Flammarion cessera de soutenir Perpendiculaire, qui du coup disparaît. De poète confidentiel, voilà Houellebecq devenu romancier objet de matraquage journalistique. On s'agace de tomber, dans tel magazine, sur la photographie de Houellebecq vautré dans un canapé et sur Virginie Despentes, ou de le voir dans l'émission Bouillon de culture échanger des bontés un peu visqueuses avec Sollers. Le rejet est à la mesure du matraquage. A la parution des Particules élémentaires, une association fait un procès, des journalistes fulminent. Un imbécile nommé Frédéric Badré publie un article imbécile dans Le Monde. Il y associe Marie Darrieussecq et Michel Houellebecq pour tenter de fonder une espèce d'école du répugnant nihiliste. C'est mettre sur le même plan Adelsward-Fersen et Proust sous prétexte d'homosexualité. Marie Darrieussecq est un écrivain de troisième zone qui utilise les valises du politiquement correct pour faire passer quelques kilos d'excréments complaisants et des tonnes de clichés. Rien à voir avec l'ampleur du projet de Houellebecq, par ailleurs nettement réactionnaire. Mais les bourdes de l'imbécile enclenchent le débat. Des gens intelligents, comme Marc Petit, répondent intelligemment à l'imbécile. Ils pourfendent intelligemment des ombres: personne ne parle réellement du réel livre de Houellebecq. Ainsi va le débat littéraire: à grands éclats de voix et grandes idées générales on parle d'autre chose que des mots imprimés sur une feuille de papier. Les seuls vraiment cohérents sont les écrivains de la revue Perpendiculaire. Ils se séparent de Houellebecq pour des raisons politiques. Le flou idéologique leur fait horreur. Ils ont raison, mais ont l'air de sommer tout un chacun de choisir entre la gauche et le Front national. La salutaire précision n'est pas incompatible avec la complexité. Rejeter toute complexité au nom de la haine du flou comporte quelques risques d'aveuglement.
Plateforme va plus loin encore dans la provocation, en se présentant comme une apologie du tourisme sexuel et un rejet radical de l'islam. Publicité assurée. Derechef, on soutient, on se scandalise. Le Monde soutient un peu, condamne un tantinet, parle de pédophilie, c'est-à-dire d'autre chose, bref profite du phénomène en essayant de ne pas trop se mouiller. Il est devenu rare qu'un écrivain suscite autant le débat. Cela tient aussi au genre de ces romans: si l'on n'avait affaire qu'à de la pure pornographie, ou à des délires racistes, on les abandonnerait à leur marginalité. Mais il s’agit de textes au réalisme ambitieux, où les considérations sexuelles et politiques font partie intégrante d'un projet de mise en scène globale, à travers le portrait de vies très ordinaires, des problèmes du monde contemporain. Tout cela s'appuie sur de la documentation, parfois crûment déversée dans le texte, des constats froids, des procédés efficaces qui consistent à mettre en parallèle le comportement individuel des personnages, persuadés que ce qui leur arrive est unique, et des statistiques ou des études sociologiques.