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Il avait pris tout le monde de vitesse. Il était parti dans le trou et, seul devant le goal, il l'avait fusillé à bout portant. Il avait levé les bras, il avait couru vers le photographe, il souriait. Il s'était retourné. Le drapeau du juge de touche était resté levé. L'arbitre avait sifflé. Il n'avait rien entendu. J'étais sûr que c'était vrai.

En réalité, au moyen de quelques artifices assez rudimentaires, il ne s'agit pas de faire de la poésie, mais bien de faire poétique.

On retrouve la ficelle de la chute en phrase nominale chez Philippe Delerm, en particulier dans La Sieste assassinée, avec cette circonstance aggravante que la chute reprend le titre. L'effet est d'une lourdeur pénible, comme un calembour souligné d'un clin d'oeil. Florilège de clausules:

«Poussin sous le soleil» s'attendrit sur des enfants disputant un match de foot: «Mais il y a du bonheur dans chaque geste, et ça se voit. En maillot rouge, en maillot vert. Poussin sous le soleil.»

«Fruitaison douce» s'épanche sur l'automne: «Il y aura de la compote poire-pomme-coing, un tout petit peu d'âpre engourmelé dans le sucré, le souvenir d'un grand ciel bleu sur les derniers cosmos. Fruitaison douce.»

«Saudade Orangina» décrit un bal: «Des filles en robes claires et puis en jeans, talons aiguilles, espadrilles lacées, tennis, qu'importe. Elles tournent là tout près comme elles tournent au fond de soi, saudade Orangina.»

La pointe finale, en général, est un effet qui peut facilement s'avérer pesant, comme toute démonstration formelle gratuite. Le poème en prose obéit ici à l'esthétique du slogan: non pas répéter pour dire, mais répéter pour enfoncer. Une pointe, pour être supportable, doit dilapider. Alors, tout le texte qui précède vient s'y concentrer, certes, mais s'y renverse, s'y jette hors de soi. Les seules bonnes chutes sont généreuses. Il y a une espèce d'avarice dans la chute grossière à la Cornière ou à la Delerm, pure reprise qui préserve ses acquis et s'enchante d'elle-même.

Éric Holder manifeste lui aussi un goût prononcé de la formule et du «bien écrit», mais les formules en question deviennent chez lui facilement racoleuses: «Le fourneau, le linge, la pomme. Une trilogie intime.» Une trilogie intime semble préparer d'avance le commentaire journalistique. On y retrouve souvent le mot «trilogie». Il présente un côté flatteur pour qui l'emploie, capable de saisir une claire et classique structure dans les choses compliquées de la littérature. La formule, comme autocommentaire, constitue du texte prédigéré.

Parfois, la fusée longuement préparée fait long feu, le pétard ne donne qu'une fumée assez obscure. Ainsi dans «Terre des hommes» d'Éric Holder: «Allons! C'est le nadir, ne pensons plus au zénith des choses qui sont si peu de simples choses – l'anax imperator, des demoiselles zigzaguant d'un trou de soleil à l'autre.» Dans La Belle Jardinière , un éloge de la cueillette aux champignons culmine sur cet apogée rhétorique: «On aura beau se quitter en plaisantant, on recommencera de rêver, la nuit, comme chaque automne, à des mycoses. Par nature extravagantes.» On pourrait appliquer à cette laborieuse pêche à la formule l'expression employée par Éric Holder lui-même à la fin du texte qu'il publie dans la NRF : «Qui que vous soyez, voyez vous-même quels efforts j'ai faits pour cueillir le poisson.»

Philippe Delerm ou la littérature de confort

Le gros succès de La Première Gorgée de bière, qui n'a rien d'absolument scandaleux, inquiète tout de même un peu. Le livre, certes, est écrit avec un talent qui a parfois l'élégance de la discrétion, et se passe de ces effets voyants, de ces efforts désagréables pour produire du bien écrit que l’on sent à chaque page de La Belle Jardinière. Mais La Sieste assassinée aggrave tous les tics esquissés dans la Pre mière Gorgée. Voir dans ce style, comme l’a fait Bertrand Visage, une «alternative encourageante», réunir les auteurs du même type que Delerm en une sorte d'école, bref ériger cela en phénomène littéraire revient à encourager le développement actuel de la littérature de confort.

On trouve chez Delerm un peu trop de concessions aux tics contemporains. Il dit: «haddock-mélancolie», «eau-douceur», «saudade Orangina» comme on rabâche «voiture passion» ou «vote sanction». S'il s'y ajoute le tic du slogan final, ses textes se mettent à ressembler à des scripts de films publicitaires pour des produits naturels et authentiques, pulls de laine, scotch, jus de pruneau biologique. La «solitude côte à côte Orangina» est stylistiquement la même chose que «la joie de vivre Coca-Cola». On doit reconnaître cependant que son écriture est parfois serrée, attentive. Qu'il parvient à saisir des impressions minuscules. On lui passerait presque son goût des jeux de mots péniblement amenés. «Témoins à décharge» assure la chute d'un texte intitulé «Ce soir je sors la poubelle» (on aura reconnu une plaisanterie vieille comme Sylvie Vartan), «on prend la correspondance» (ferroviaire) termine une bluette sur l'attente du courrier. Pourquoi faut-il absolument se croire obligé de lancer un petit pétard de rhétorique à la fin? Oui, on le passerait presque à Delerm, il est gentil, Delerm, inoffensif, il dit des choses si fines, mais il n'est pas sûr qu'on puisse faire de la bonne littérature en accouplant les titres de Libération et les trouvailles d'un créatif de chez Publicis. Il n'y a pas à faire peser d'interdit sur le calembour en littérature, mais il en va du calembour comme des flatulences: une seule, discrète, en fin de conversation, cela manque de goût, c'est un peu honteux. Énormément et sur tous les tons, c'est de l'art.

Lorsqu'il ne glisse pas dans la simple facilité, Delerm tombe trop souvent dans la rhétorique agaçante du joli. Portrait d'une assiette dans La Sieste assassinée:

Ce paon pas vraiment paon, ce faux rosier ont les mêmes aigreurs, les mêmes aspérités, distillent au cœur de leur orientalisme occidentalisé les mêmes griffures virtuelles. Mais l'assiette est presque ronde, ourlée de vagues douces, où les fleurs retrouvées ont perdu leur violence en échouant sur le rivage.

On peut aimer les choses délicates et fines, on peut goûter l’infinitésimal, mais à condition qu'il aille trop loin, qu'il se dépasse et se perde dans l'infiniment petit, ce qui est une autre forme de grandeur. Là encore, Delerm reste entre deux, dans le décoratif. Il peint des assiettes, lui aussi. À la main. Il fait de l'artisanat comme on en vend dans les villages typiques, des objets qu'on rapporte chez soi pour poser sur le buffet. Littérature de mémère à tisanes et coussins roses, poésie recommandée à Mme Le Quesnoy par son curé, et qui se pâme en croyant que la beauté, c'est de l'«orientalisme occidentalisé» et de l'«ourlé de vagues douces». Tout cela est tellement gentil et délicat qu'on se surprend à détester cette indélicate exhibition de délicatesse. On sent des envies de grossièreté et de cruauté. On ne supporte plus les «il pleut des fruits secrets pour des moments très blonds», comme on se met parfois à haïr les bonnes pensées, les napperons en dentelle, les nourritures saines et le riz complet.

Dans La Première Gorgée de bière, on lit ainsi cette description d'un poirier:

Le long du petit mur de pierre court le poirier en espalier, avec cet ordonnancement symétrique des bras que vient féminiser l'oblongue matité du fruit moucheté de sable roux.

Voilà un concentré de joli: l'évidence ineffable («cet»: «celui que nous savons, et comment le dire autrement?») soutient son fruit, mais ce fruit n'est en réalité que la condensation de la disparition du poirier, de la fuite du discours dans le joli. La phrase dit très exactement que la matité du fruit féminise l'ordonnancement des bras du poirier, ce qui n'est pas très clair. On croit comprendre que c'est la poire, dans sa sensualité de sein bronzé, qui féminise un peu l'arbre sévère. Mais la vertu de l'objet a glissé subrepticement à sa couleur et à sa forme, la poire est devenue une «oblongue matité». La formule fait songer aux pénibles préciosités des écrivains fin de siècle, avec leurs «bleuités» et leurs «diaphanéités». Ce qui règne et qui agit réellement dans cette phrase, ce qui en articule le propos, c'est donc la matité (alors que cette qualité joue un rôle secondaire dans la construction de l'image). Moins qu'une chose, une qualité: la couleur; moins qu'une couleur: une qualité de couleur, devenant elle-même objet (elle est oblongue), la matité ne livre en même temps, dans son affectation de particularité, aucune particularité réelle, ce que la complexité du propos ne permet pas de voir. Tour de passe-passe rhétorique, qui paraît donner et ne donne rien d'autre que de l'illusion: le sentiment de se perdre un peu dans la fuite des mots, avec l'idée vague que ce sont de jolis mots. Bref, une impression de littérature. On peut préférer une exigence littéraire plus grande, qui, au lieu de brosser le trompe-l'œil de la présence, avouerait qu'au cœur de l'attention que nous portons aux choses se tient l'absence.

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