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INTERLUDE

Le nouveau roman rosé: Camille Laurens

Je vais dire des évidences, des choses que vous entendez tous les jours, que vous savez, des banalités à longueur de temps, des récits qui traînent partout dans les livres, les magazines, les chansons, les romans, les journaux.

Camille Laurens, Dans ces bras-là

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?

Ibid.

On dirait que ce serait une documentaliste de collège qui deviendrait écrivain. Alors elle aurait un sujet. Le sujet, ce serait l'amour. C'est un bon sujet. C'est bon, d'avoir un bon sujet. Un sujet de conversation. Un sujet de discorde. C'est incroyable ce qu'on trouve dans la langue, quand on cherche un peu. Dans la langue ou sur la langue. Sur le bout de la langue. La langue du père.

La langue des paires. La langue des paires, c'est l'amour. On y revient toujours. À l'amour.

Seulement voilà, l'amour, si c'est un bon sujet, ce n'est pas le tout: par quel bout le prendre?

La documentaliste est bien placée pour parler d'amour. Pour parler de l'amour. D'abord, une documentaliste, c'est une femme. Ce sont toujours les femmes qui écrivent des romans sur l'amour. La femme, c'est l'amour. L'amour, c'est la femme. Ensuite, la documentaliste, elle a eu un mari, des amants, et ça, c'est bien utile pour parler d'amour. Et puis, la documentaliste, elle connaît des livres. Des livres qui expliquent des choses sur l'amour, sur la langue. Parfois, même, ce sont des livres avec des mots compliqués, écrits par des barbus. Ceux-là sont les meilleurs. Elle est donc bien documentée, la documentaliste.

Donc, l'auteur tiendrait son sujet: elle raconterait sa vie. Ses hommes. Son papa, son mari, ses amants, son éditeur. Mais elle appellerait ça roman, quand même, parce que raconter sa vie, ça fait écrivain du dimanche, pas capable d'imaginer autre chose, de parler d'autre chose. Il y en a des milliers comme ça, des écrivains du dimanche, racontant leurs émois amoureux. On ne les publie pas, heureusement. Alors ça serait un roman. Pour faire croire que c'est un roman, et pas juste un de ces trucs autobiographiques et tartes qu'on ne publie pas, elle aurait des bonnes idées. Elle est documentaliste. Elle connaît des mots comme autofiction, psychanalyse, nouveau roman. Elle dit «tous les hommes sont imaginaires». Elle se souvient qu'il y a trente ou quarante ans, dans des romans complètement modernes, l'écrivain jouait à se montrer en train d'écrire et de bâtir sa fiction. Il employait le conditionnel. Ça, ça lui avait plu, à l'époque, c'était très amusant, et ça ne faisait pas tarte. Alors elle ferait pareil, et du coup, ses confidences sentimentales, ça serait comme si c'était de la littérature:

Ce serait un livre sur les hommes, sur l'amour des hommes: objets aimés, sujets aimants, ils formeraient l'objet et le sujet du livre.

Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage.

Comme l'auteur est documentaliste de collège, ça ressemblerait parfois à une dissertation, ou à un sujet de rédaction, un peu barbant donc, mais ce ne serait pas grave, parce que ça ferait sérieux:

Je serais donc aussi ce personnage, on peut le penser, bien sûr, puisque j'écris, puisque c'est moi qui laisse épars entre nous les feuillets où je parle d'eux. Difficile d'y échapper tout à fait. Mais la question de la vérité ne se posera pas. Il ne s'agira ni de mon père, ni de mon mari, ni de personne; il faudra qu'on le comprenne. Ce sera une sorte de double construction imaginaire, une création réciproque: j'écrirai ce que je vois d'eux et vous lirez ce qu'ils font de moi – quelle femme je deviens en inventant cet inventaire: les hommes de ma vie. Le cliché est à prendre au pied de la lettre: les hommes de ma vie, comme je dirais: les battements de mon cœur.

Et, pour rendre ces confidences encore plus intéressantes, elle ferait comme si elle les dispensait à un psychanalyste, un homme attentif et silencieux qui serait comme son lecteur et comme l'homme de sa vie.

Mais le sujet n'est pas tout. Il y a le style. Un écrivain, ça a du style. La documentaliste connaît plusieurs manières, pour une femme, d'écrire l'amour, de le décrier, de le crier.

Il y a la manière cochonne, où l'auteur dit toujours qu'elle suce très bien, c'est obligé, avec des quantités d'autres précisions techniques, et puis des gros mots de temps en temps.

Il y a aussi la manière durassique, où il faut redire toujours les mêmes mots, mais pas dans le même ordre, avec des «oui» partout, pas beaucoup de verbes, une grande abondance de points et de virgules mais jamais de guillemets. On ne sait pas pourquoi. C'est comme ça. Le durassique c'est ça.

Il y a la manière barbaracartlandienne, avec des phrases simples et partout des mots comme «marin» (dans le durassique aussi) ou «aviateur» (mais pas «homme-grenouille». On ne sait pas pourquoi). Et aussi des mots comme «vie», «homme», «femme», «cœur», «nuit», «vent», «aimer», «libre», «merveilleux», «yeux», «regard», «silence», «loin», «murmure», «robe» (jamais «pantalon». On ne sait pas pourquoi).

Il y a enfin la manière freudolacanique, où il faut toujours poser des questions, décomposer les mots, faire des calembours significatifs, dire souvent «la langue», «le corps», «ça» et «le nom du père».

Elle hésiterait, la documentaliste, et puis elle déciderait que la manière d'écrire un grand livre sur l'amour, un vrai livre d'amour, ce serait de mélanger tout ça, surtout les trois derniers.

Le durassique donnerait l'air moderne, bien écrit, lancinant, poétique:

Je ne dis rien pour que vous disiez oui, voilà, c'est tout, je fais silence pour vous entendre, vous ne dites rien, sinon, et j'ai envie que vous parliez, que votre voix me rejoigne, que votre voix me touche. J'attends que vous disiez oui comme la dernière fois quand j'ai cessé de parler, au bout d'une ou deux minutes vous avez dit oui d'une voix merveilleuse, oui, je ne sais pas le redire mais je me le rappelle, oui comme un homme qui aime une femme, oui comme si vous veniez me chercher là où je suis, si loin que je sois vous venez, c'est ça que je veux, que vous le disiez et redisiez jusqu'à ce que je le croie.

Et, de fait, ça continue, elle n'arrête plus de redire qu'elle veut qu'il le redise mais il ne le redit pas alors elle le reredit. Eh oui. Et c'est cela, cela même, si on y revient, si on se penche dessus, si on récapitule: toujours les mêmes mots, avec de petites variantes. Beaucoup de oui. C'est bien durassique. Mais en plus, homme, femme, silence, merveilleux, loin, c'est barbara-cartlandien. Les deux bien mélangés. On dirait les téléfilms américains de l'après-midi où un monsieur et une dame se disent des choses en regardant par la fenêtre, on ne comprend pas bien de quoi ils parlent, mais ils font des figures sérieuses, ça a l'air très important, alors on se sent l'envie de fredonner chabadabada en balançant doucement la tête.

Parfois, c'est encore plus fort:

Tout à fait mon genre: celui qui vous prend dans ses bras comme le marin embrasse l'horizon, (marin)

C'était lui. Aux battements de mon cœur je ne pouvais pas me tromper. Je sais que c'est difficile à croire, cette soudaine certitude, mais voilà, (cœur)

N'écrit-on pas quelquefois pour rattraper les fautes et les billets d'amour emportés par le vent? (vent)

Votre monde est-il plus vaste que le silence où je crie? (cri)

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