Dans les téléfilms américains du dimanche après-midi, il y a beaucoup de silences, aussi, quand les dames et les messieurs ont fini de dire des choses en regardant par la fenêtre. Ça sert à faire encore plus sérieux. Il faut dire «belle-sœur» ou «automobile», et puis plus rien, pendant trois minutes. Et surtout ne pas rire. C'est difficile. La documentaliste sait comment on fait des silences dans un livre. Un silence, c'est quand on va à la ligne:
Je t'aime.
Je ne t'aime pas.
L'amour n'est traduit qu'en silence ou en cri, dans la solitude des corps, il n'a jamais connu de loi. Il faut chasser le père de l'amour.
Vous ne dites rien.
Évidemment, c'est parce qu'il sait bien le faire, il a compris qu'il fallait ne rien dire, là. Et aussi:
Le père pose Camille dans son berceau. Il marche dans la rue, c'est le 10 novembre. Le voici deux fois père. Père de deux filles. L'aînée s'appelle Claude.
Un an plus tard, le père appelle. C'est une fille. Il a trois filles.
Le compte est bon.
Mais quand on sait vraiment faire un livre sur l'amour, il faut recopier des quantités d'expressions avec les mêmes mots, et des blancs partout. Ça ne veut rien dire, mais ça a l'air de dire tellement de choses qu'on est content. La documentaliste connaît beaucoup d'expressions:
L'homme de Dieu, l'homme de paille,
l'homme de peu, l'homme de rien – un milieu
entre rien et tout.
L'homme à abattre, l'homme à gages, l'homme
à bonnes fortunes, l'homme à femmes.
L'homme et la femme.
L'homme né de femme.
Et il y en a beaucoup plus. Des pages entières d'expressions. C'est ce qu'on appelle du travail de documentation. Ce qui est très amusant aussi, comme jeu, quand on écrit un livre, c'est de faire des listes de contraires, comme dans Okapi:
La mer et la rive, la force et la douceur, la puissance et l'obéissance, le chasseur et la tendre bête, […] le maître et la servante, l'aile et le lit. Le mâle et la femelle: c'est la nuit et le jour.
Ou alors on joue à faire un méli-mélo:
Elle se relit – c'est-à-dire elle le relit, elle relit ce qu'il a dit, elle relit ce qu'elle a écrit, qu'il a dit.
Je viens parce que j'ai rendez-vous – je viens pour avoir rendez-vous, parce que j'ai besoin de vous. Je viens parce que j'ai rendez-vous et que je m'y rends, je me rends à vous, c'est tout.
La fin, quand c'est fini, comment le sait-on, comment fait-on, comment ça finit – le livre, l'analyse, l'amour?
La documentaliste a l'habitude des élèves. Elle sait qu'il faut bien expliquer tout et répéter, alors elle répète, elle met beaucoup de synonymes: «ce mec, ce type, est-ce que je l'aime encore, cet homme, ce mec-là, mon mec, avec lui c'était bien, au début c'était bien, c'était formidable.» Comme ça, on est sûr d'avoir compris, et puis on apprend du vocabulaire. Elle explique que «formidable», ça voulait dire, avant, «une grande peur, une terreur stupéfaite, un étonnement, un saisissement d'effroi». Là aussi, on a bien compris. Ça enrichit le langage, comme lorsque l'institutrice demande aux élèves de recopier les synonymes dans le dictionnaire.
Parfois, parfois, lorsqu'on répète beaucoup, on dirait de la musique, c'est très beau. La documentaliste redit juste un mot, façon Angot. Cela suffit, c'est de la poésie:
Oui oui oui oui
Si si si si
Oui, de la poésie, et elle aurait pu faire encore mieux, même: Vent vent vent vent. Amour amour amour amour. Femme femme femme femme. Merveilleux merveilleux merveilleux merveilleux. Tout un livre ainsi. Un livre très poétique.
Mais il ne faut pas oublier que la documentaliste a des freudolacaneries dans son CDI (CDI veut dire que c'est l'endroit où il y a des livres dans le collège, et une dame, la documentaliste, qui fait «chut» quand les élèves parlent trop fort). Elle en met dans ses durassicobarbaracartlanderies. Ça fait intelligent. Profond. Le texte de la documentaliste ressemble alors à de la littérature pour de vrai. Pas à des livres de la collection Harlequin. En réalité, c'est la même chose, mais en plus long et en plus ennuyeux.
Par exemple, pour faire sérieux, il faut dire «pourquoi», «où allons-nous», et la documentaliste, elle est très sérieuse, comme une bonne documentaliste. Elle arrive à faire un chapitre entier avec trois lignes et une question, c'est très très fort. Très très très très:
Si j'ai des amies femmes, des femmes qui me soient proches? Non, aucune. Je n'ai jamais eu vraiment confiance, je ne sais pas, je ne me suis jamais confiée à une femme, jamais. Pourquoi?
Ou alors:
Pourquoi êtes-vous si loin, toujours? Pourquoi toujours emporté vers ailleurs, vers quel ailleurs? Pourquoi?
Où allez-vous? Où êtes-vous? Qui êtes-vous?
Mais enfin, tout de même, les freudolacaneries ça peut être amusant. Quand on fait des jeux de mots idiots, comme dans une cour de récréation. L'ennuyeux, c'est que ce sont toujours les mêmes jeux de mots. Elle n'en connaît pas beaucoup, la documentaliste. Ou alors de pas très drôles:
Tu te souviens du thé à l'amante?
Faire l'amour, faire un enfant, c'est un peu la même chose, logiquement, non? – c'est le même syntagme. Ou désirer: désirer un homme, désirer une femme, désirer un enfant: vous voyez comme la grammaire peut être choquante, quelquefois, mais révélatrice aussi.
Là, on aimerait bien être choqué, mais on ne comprend pas du tout ce qu'il y a de choquant. La documentaliste fait toujours des blagues avec des histoires de zizi, comme dans la cour de récréation, mais en moins réussi:
Il est puceau. C'est pire que d'être roux, à vivre. Mais ça dure moins longtemps.
Une qui fait rire, quand même, c'est celle du trou, parce qu'elle est vraiment idiote. Tout un chapitre, la documentaliste explique qu'elle voulait dire quelque chose, et qu'elle l'a oublié. Déjà, c'est drôlement amusant. Mais après elle dit que ce qu'elle a oublié, c'est la différence entre les hommes et les femmes. C'est vraiment idiot. Elle fait comme si elle ne le savait plus, et à la fin elle dit:
C'est perdu, ça ne me reviendra pas.
J'ai un trou.
Et là, on comprend que le trou, ce n'est pas seulement le trou de mémoire, mais aussi le trou des filles.
Qu'est-ce qu'on rit.
C'est toujours comme ça, la freudolacanerie: on oublie quelque chose, et puis on se souvient. On se souvient de «zizi» ou de «trou». En tout cas, la documentaliste sait drôlement bien le faire, et dire tout le temps: «la langue du père» et «sa langue paternelle» et «faire exister dans la langue conformément à la loi».
On apprend beaucoup de choses, dans le livre de la documentaliste. De la philosophie: «attendre quelqu'un, n'est-ce pas un moyen d'être avec lui?» (on n'y aurait jamais pensé); «la vérité est tout ce qui s'écrit». Et donc, on comprend que même les bêtises, c'est vrai. C'est bien pratique. De l'instruction civique: «c'est si bon d'aimer.» Ça, c'est sûr. De l'arithmétique: «dans un couple, on est deux, je ne vous le fais pas dire et je ne vois pas le rapport.» Du français: «Je ne sais pas si vous connaissez, Saint-John Perse?» Des sciences naturelles: «L'homme, la femme: barricades mystérieuses.» La documentaliste aime bien classer. C'est normal, c'est son métier. Elle classe les hommes: «Il y a l'homme qui part acheter des allumettes et qu'on ne revoit jamais.» Elle les définit. «Les hommes ne parlent pas d'amour – ni "ma chérie", ni "mon amour".» «Tous sont esclaves.» Elle le connaît bien, l'homme. Elle sait qu'il «ne ferme pas les placards», «ne sait pas où sont rangées les casseroles, les assiettes, les fourchettes à huîtres», «ne trouve pas le beurre dans le frigo», «préfère promener bébé que changer sa couche». Bref, «c'est ça les hommes». «Ils sont ainsi faits – c'est leur nature.» Il y a les gens qui savent. Camille Laurens sait. C'est normal, elle est documentaliste. Elle est informée. Elle véhicule un message: depuis la nuit des temps, l'homme est l'homme, et il sera toujours l'homme. L'amour sera toujours l'amour parce que c'est l'amour de l'amour qui est l'amour. C'est beau. Et rassurant. On a envie de le chanter en chœur en se tenant par les épaules avec d'autres gens aussi bien informés. C'est ça, la grande littérature. Celle qui dit les vérités éternelles. Celle qui commence par «depuis toujours». Celle qui dit ce qu'on sait déjà et ce qu'on a envie d'entendre. Camille Laurens est un écrivain d'aujourd'hui et un écrivain de toujours. Elle appartient à la race des grands littérateurs. Elle a la classe, elle a la stature, elle possède l'envergure des grands littérateurs de naguère, Adolphe Belot, Marcel Prévost, René Maizeroy ou même Paul Bourget. Ils savaient parler de l'homme et de la femme. Avec style. Bien sûr, ils ne connaissaient pas encore la freudolacanerie, alors ils se débrouillaient avec ce qu'ils avaient, la psychologie, la psychiatrie, la morale, la physiologie. Ça faisait bien aussi. À l'époque. Ça plaisait aussi. Ils vendaient beaucoup de livres. Ils recevaient beaucoup de lettres de leurs lecteurs. Camille Laurens est notre Marcel Prévost. Notre René Maizeroy. Avec une pincée de psychanalyse. Mais ça ne change pas grand-chose, c'est pour faire joli. L'amour, dans leurs œuvres, était déjà le même. L'homme, pour eux, était déjà le même que pour la documentaliste, un être égoïste, brutal, hypocrite et surtout infantile. Leurs lecteurs sans doute étaient les mêmes que ceux de Camille Laurens tels qu'elle les montre dans sa nouvelle «J'ai envie de vous connaître»: des maniaques obsessionnels, des pervers, de gentils naïfs, des matrones moralistes, de vieux enfants. Et l'on se dit qu'en plus de toutes les vérités éternelles généreusement dispensées par la documentaliste, une vérité supplémentaire se dégage de son œuvre: on a les amours et les lecteurs qu'on mérite.