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La crudité idéologique de Plateforme engendre des réactions prudentes, sur le mode: oui, ce que dit Houellebecq est parfois à la limite de l'ignoble, mais il pose les vraies questions, il touche où ça fait mal. Une telle prudence est compréhensible, et sans doute nécessaire, à condition qu'elle n'aille pas jusqu'au jésuitisme, comme dans le cas de Pierre Assouline, dans son éditorial de Lire de septembre 2001, fondé sur le principe du «pour le meilleur et pour le pire».

Le meilleur de Houellebecq, pour Assouline, c'est l'humour. Le pire, l'anti-islamisme violent. Houellebecq, cela dit, est capable de faire beaucoup mieux dans l'immonde, lorsque dans ses propos recueillis par Lire (qualifiés d’«étincelants» par Assouline) il déclare sobrement, à propos des victimes des conflits du tiers monde:

Bien sûr qu'il y a des victimes dans les conflits du tiers monde, mais ce sont elles qui les provoquent. Si ça les amuse de s'étriper, ces pauvres cons, qu'on les laisse s'étriper.

Les enfants tutsis éventrés, les paysans de Sierra Leone aux bras tranchés, les femmes kurdes gazées l'avaient bien cherché. Ils ne méritent aucune compassion: ils avaient qu'à ne pas provoquer. Étincelant, en effet.

L'analyse de Pierre Assouline n'est pas fausse, lorsqu'il écrit qu'on ne peut, dans ses attaques contre l'islam, «le dissocier à titre exceptionnel des intimes convictions de son héros, d'autant que dans son entretien à Lire il persiste et signe à titre personnel». Aussi, «on ne rit plus», car il y a là une «extension du domaine de l'odieux». Conclusion: «certaines de ses vérités sont abjectes.» Que l'islam soit par essence une religion stupide, rétrograde et violente serait donc à la fois abject et vrai? Il faut savoir: soit ce n'est pas vrai, soit c'est vrai, et dans ce cas, il est légitime de dire la vérité. On se demande alors si les restrictions de Pierre Assouline sont tout à fait sincères. On a un élément de réponse lorsqu'on tombe dans le même magazine sur une «offre exclusive» qui associe un an d'abonnement à Lire à l'acquisition de l'«abject» Plateforme, «soit une économie de plus de 186,20 F». Les plus belles convictions ne doivent pas empêcher les affaires.

Reprenons les accusations portées contre les textes de Michel Houellebecq. Écartons d'emblée les habituelles indignations contre le dégradant et le répugnant. La myopie littéraire de ceux qui traitaient Zola de pornographe et de scatologue, de ceux pour qui Sartre était un philosophe de pissotière nous semble aujourd'hui comique. Lorsqu'on a, comme Frédéric Badré, de la merde dans les yeux, on ne voit plus que ça. En revanche, certaines pièces du dossier brandi par les procureurs ne sont pas anodines. Les Particules élémentaires contient un certain nombre de propositions et d'idées choquantes. La fiction spécule sur les progrès actuels de la génétique. On nous raconte la vie d'un savant, Michel Dzerjinski, dont les découvertes vont permettre de modifier l'espèce humaine, sur deux points essentiels: l'espèce qui remplacera l'homme sera «asexuée et immortelle». Fin d'Éros sous sa forme actuelle, exit Thanatos. La science fait le ménage de fond en comble. À la fin du récit, cette espèce nouvelle contemple avec un peu de tendresse et de pitié les derniers représentants de la vieille humanité, en proie à la mort, à la violence, aux frustrations.

Cela constitue l'axe principal du livre. Par ailleurs, on tombe ici et là, à propos des immigrés africains, sur des formules dont on se demande bien pourquoi elles n'ont pas valu à Houellebecq, par-dessus le marché, un procès de la LICRA, par exemple:

C'était une beurette de ma classe de seconde, très jolie, très fine. Bonne élève, sérieuse, un an d'avance […]. Elle avait très envie de réussir ses études, ça se voyait. Souvent ces filles-là vivent au milieu de brutes et d'assassins, il suffit d'être un peu gentil avec elles.

Les Particules élémentaires reprennent également un thème d’Extension du domaine de la lutte, la compétition sexuelle sans espoir d'un petit Blanc frustré avec le mythique «nègre» bien membré de service. Plus explicitement encore, l'intrigue de Plateforme repose en partie sur la violence des jeunes issus de l'immigration ou l'intolérance de l'islam. Le père du narrateur est tué par un Maghrébin parce qu'il avait couché avec sa sœur. On croise le parcours d'une jeune femme ignoblement violée dans un train de banlieue par quatre individus «de type antillais». Les banlieues sont en état de guerre civile:

Au cours des semaines suivantes la psychose ne diminua pas, elle eut même tendance à augmenter. Sans cesse maintenant dans les journaux c'étaient des profs poignardés, des institutrices violées, des camions de pompiers attaqués au cocktail Molotov, des handicapés jetés par la fenêtre d'un train parce qu'ils avaient «mal regardé» le chef d'une bande.

Un Égyptien cultivé regrette en des termes vigoureux l'islamisation de son pays:

Plus une religion s'approche du monothéisme […] plus elle est inhumaine et cruelle; et l'islam est, de toutes les religions, celle qui impose le monothéisme le plus radical.

Enfin et surtout, la femme aimée par Michel, le narrateur, son unique chance de bonheur, est massacrée par un commando de musulmans puritains dans un centre de vacances consacré au tourisme sexuel. Michel est un moment obsédé par la vengeance:

Chaque fois que j'apprenais qu'un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j'éprouvais un tressaillement d'enthousiasme à la pensée qu'il y avait un musulman de moins.

Sa haine cesse à la suite d'une conversation avec un banquier jordanien selon lequel «les jeunes Arabes ne rêvaient que de consommation et de sexe. Ils avaient beau parfois prétendre le contraire, leur rêve secret était de s'agréger au modèle américain: l'agressivité de certains n'était qu'une marque de jalousie impuissante». L'islam étant condamné, il n'y a plus de raison de le haïr.

Eugénisme, plus racisme, plus référence à la pensée new âge semblent faire des Particules élémentaires et de Plateforme les bibles romanesques de l'extrême droite. Quand on y ajoute une apologie de la prostitution dans le tiers monde, c'est-à-dire d'une exploitation de la misère qui constitue une forme moderne de l'esclavage, le tout semble franchement répugnant. Abdel-Illah Salhi en tire les conséquences logiques dans Libération en parlant nettement de racisme, et d'«attitude honteuse et dégradante». D'ailleurs, tout cela mériterait des coups plus encore que des réfutations.

Houellebecq est provocateur, mais prudent. Il sait lever des scandales tout en évitant de tomber sous le coup de la loi ou d'accusations trop aisées à prouver. D'une part, dans ses interventions personnelles comme dans ses ouvrages, il s'attaque soit à l'islam, soit à la violence des jeunes des banlieues, mais pas explicitement aux Juifs, aux Arabes ou aux Noirs. De même, il prône le tourisme sexuel et la prostitution, tout en prenant bien garde de préciser qu'il ne s'agit en aucun cas de pédophilie. D'autre part, il joue habilement sur la différence entre auteur, narrateur et personnage. Tous les propos ouvertement racistes ou antimusulmans sont généralement tenus par des personnages secondaires ou, dans Les Particules élémentaires, par le demi-frère de Michel, Bruno. L'autre Michel, celui de Plateforme, n'est lui aussi qu'un personnage. Dans l'hypothèse idéale, Houellebecq nous montrerait comment un individu peut devenir raciste, comment ce racisme peut prendre naissance dans ses problèmes sexuels, son malheur, sa frustration afin de mieux condamner ce processus. Même chose pour le tourisme sexuel. Voilà ces romans devenus miraculeusement corrects. C'est ce que tente de faire accroire Raphaël Sorin, son éditeur, contre toute évidence. Trop facile, et faux, comme le montrent les convergences entre fiction et propos privés.

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