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On pourrait tenter de raisonner autrement, en écartant à la fois l'hypothèse de la propagande raciste déguisée et celle du portrait-charge du petit Blanc occidental médiocre. On pourrait développer la thèse suivante: Houellebecq adhère en grande partie à ce que disent ses personnages, mais son œuvre n'est pas raciste.

Dans un article de la revue Hesperis, Olivier Bessard-Banquy se demandait si, dans Les Particules élémentaires, Houellebecq était Michel le savant génial ou Bruno le frustré raciste. Il omettait au passage un troisième larron: le disciple de Michel, Frédéric Hubczejak (on dirait une version slave de Houellebecq), qui va donner corps à sa découverte, l'imposer au monde. En quelque sorte, le saint Paul de ce Christ de la science. La bonne réponse est sans doute: l'auteur n'est aucun des trois personnages, mais tous les trois. Cela paraît quelque peu tarte à la crème, cependant la relation entre Houellebecq et ses personnages est essentielle pour comprendre son livre. Un personnage n'est pas son auteur, mais une figure possible de sa personnalité, une potentialité qu'il a plus ou moins développée dans la réalité. «Ce qu'on pourrait être et qu'on n'est pas», dit justement Houellebecq dans Lire. En faisant le portrait de Bruno, ou de Michel dans Plateforme, à la fois assumés et refusés, Houellebecq met en jeu le raciste en lui. Au lieu de montrer un méchant raciste, il laisse s'exprimer, prendre corps une part malsaine de lui-même. Il la met en jeu, ce qui signifie qu'il la met en question, qu'il la soumet à l'analyse. Il fait son travail de romancier.

Houellebecq ne peut se comprendre que dans la problématique qui est la sienne: celle de la différence individuelle. La civilisation occidentale se fonde selon lui sur la compétition sans merci des individus, la guerre des ego. Au cœur de cette compétition: le sexe. Le sexe non comme plaisir, mais comme moyen de trouver le respect de l'autre et de soi-même. Bruno devient raciste parce qu'il est frustré au cœur de ce qui pourrait fonder son estime de lui-même. Logiquement, il se met à haïr celui qui représente l'Autre par excellence. On désire toujours ce qu'a l'autre, on le fonde comme autre sans voir qu'il est en réalité le même. Houellebecq ne cite jamais quelqu'un dont la pensée anthropologique pourrait enrichir ses spéculations sur l'identité et la différence: René Girard.

Tout en dressant un constat précis de ce racisme, Houellebecq ne montre aucune indulgence pour les immigrés ou fils d'immigrés africains en France. Il est clair qu'ils représentent tout ce qu'il déteste. On peut considérer que c'est logique, mais pour des raisons culturelles, non par racisme. En grande partie, les jeunes générations de l'immigration maghrébine ou sahélienne vivent sur le plan culturel une situation contradictoire: ils sont issus de sociétés où la vie collective a encore un sens, mais où la femme est infériorisée, où la sexualité est l'objet d'interdits et se trouve étroitement liée à des questions d'honneur. Certaines réactions de repli identitaire n'arrangent pas les choses, et Plateforme illustre ce constat bien réel: il existe, en France, des frères et des pères qui exercent des violences, allant parfois jusqu'au meurtre, pour défendre une idée tribale de l'«honneur» de leur sœur ou de leur fille.

Dans beaucoup de banlieues règne un sexisme misogyne barbare.

La cohérence du propos tiendrait à cette idée: les jeunes gens de l'immigration musulmane seraient plongés dans une société occidentale où la seule chose qui compte est la réussite individuelle, la recherche frénétique de l'affirmation de soi, où rien n'entrave en apparence la sexualité. Beaucoup sont encore élevés, parce qu'ils sont des garçons, comme des maîtres. Leur position sociale fait d'eux des sujets. Il leur faut affirmer cette maîtrise menacée. Un certain nombre le fait par la violence et le mépris. Dans la perspective de Houellebecq, le jeune fils d'immigrés, plus soumis encore que les Européens d'origine aux illusions de l'Occident, mais non libéré du mépris musulman envers les femmes, ne peut qu'être, culturellement, le produit monstrueux de l'histoire moderne, se précipitant vers l'impasse de l’individualisme absolu et de l'affirmation de la différence pour elle-même.

Certes, c'est l'islam qui est globalement l'objet d'une condamnation dans les textes de Houellebecq. Il considère que la violence, le puritanisme sexuel et l'oppression des femmes ne sont pas des dérives extrémistes qui n'auraient rien à voir avec la vraie foi musulmane, mais découlent directement du Coran. Pour lui, il n'y a pas d'islam tolérant. Que cette opinion soit vraie ou non, il n'y a rien de particulièrement scandaleux à la soutenir. Si Abdel-Illah Salhi a raison de condamner le racisme de Houellebecq (mais peut-il être si assuré de ce racisme?), il a tort d'identifier le rejet de la culture musulmane avec le racisme, et surtout tort de n'admettre aucune condamnation de l'islam. Ne parlons même pas des pays musulmans où la pratique chrétienne est interdite mais où, en revanche, toute entorse ou injure à l'islam est cruellement réprimée: on pourrait donc, en Occident, brocarder et critiquer à volonté le christianisme, ou le judéo-christianisme, mais pas l'islam? Une religion qui n'admet pas qu'on la dise intolérante prouve par là même son caractère intolérant.

Une des grandes qualités de Houellebecq est de faire du réalisme sans psychologisme. Ce dernier serait, en effet, contradictoire avec son propos. On est toujours gêné, lorsqu'on entend un écrivain réaliste ou psychologiste, comme l'édition en produit encore industriellement, parler de ses personnages: il est ainsi, il est comme ci, il devient ça. Et pourquoi pas autrement? L'auteur paraît bien convaincu que ce qui est important, émouvant, c'est l'individualité de ses petits bonshommes. Pourtant, à l'écouter, on se sent envahi par un sentiment de gratuité et de ridicule. L'originalité de Houellebecq consiste à créer des personnages qui n'existent que pour mettre en cause la notion d'individualité. Ils sont ainsi, en effet, et pour des raisons très précises, liées à l'histoire collective et à leur histoire individuelle. Pourtant, comme chez tous les grands romanciers, cet ainsi constitue aussi le cœur du problème. Les Particules élémentaires pourrait figurer parmi les romans qui servent à René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, à montrer comment les véritables écrivains ne créent la différence individuelle que pour la mettre en question. Il y a dans Plateforme des passages qui illustrent nettement cette critique, non seulement de l'individualisme, mais de l'individualité même comme valeur absolue:

C'est sans doute à tort qu'on soupçonne chez tous les êtres une passion secrète, une part de mystère, une fêlure; si le père de Jean-Yves avait eu à témoigner sur ses convictions intimes, il n'aurait probablement pu faire état que d'une déception légère.

Il est faux de prétendre que les êtres humains sont uniques, qu'ils portent en eux une singularité irremplaçable; en ce qui me concerne, en tout cas, je ne percevais aucune trace de cette singularité. C'est en vain, le plus souvent, qu'on s'épuise à distinguer des destins individuels, des caractères. En somme, l'idée d'unicité de la personne humaine n'est qu'une pompeuse absurdité. On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d'un roman qu'on aurait lu par le passé. Oui, c'est cela: un peu plus seulement.

Comme dans le bouddhisme, l'ego, l'attachement à l'ego est chez Houellebecq l'origine de toute souffrance. Bruno est devenu raciste à cause de l'ego. Il a quelques raisons de l'être parce que l'ego de cet Autre qui fait l'objet de son racisme s'emploie à lui permettre de justifier sa haine. Cet attachement à l'ego n'est pas seulement nourri par la compétition sexuelle, il l'est avant tout par la mort. Houellebecq, avec quelques arguments forts, met en question l'illusion du moi. Au bout du compte, qu'est-on réellement? Un individu est sa mort. Au sens large: mort et souffrance, la souffrance ne prenant tout son sens (ou plutôt son non-sens) que, comme le pensait Malraux, dans la mesure où elle représente l'introduction à la mort. Ma mort et ma souffrance ne sont pas celles de l'autre. Ainsi je ne suis pleinement moi que par ce qui me détruit. Le reste se modifie ou s'oublie.

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