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L'histoire des deux demi-frères des Particules élémentaires n'a donc rien de gratuit, elle est même logique. Ils sont, comme tous les hommes, frères sans l'être, leurs différences se nourrissent de leur volonté de différence. Leurs parcours sont dissemblables, ils sont deux êtres distincts, et pourtant ils sont aussi, profondément, et comme nous tous, les mêmes. Cette association inextricable d'identité et de différence fait le tragique de l'humanité.

Les romans de Michel Houellebecq dressent avec force le constat d'échec d'une civilisation, qui est peut-être aussi l'échec de l'humanité: la course au moi et à la différence est le moteur de l'apocalypse. Ils dénoncent la cruauté sous toutes ses formes, la méchanceté inhérente à l'homme, dès l'enfance. Les descriptions des persécutions infligées par des enfants à un autre enfant sont impressionnantes. La diminution supposée de la vie sexuelle en Occident n'est pas, subtilement, envisagée comme contradictoire avec une libération sexuelle que Houellebecq considère comme une fausse libération, elle en est une conséquence: chacun s'enferme dans la revendication de son plaisir, de son droit au plaisir, d'une manière qui finit par être quasiment autiste. On ignore l'autre. Le snuff movie ou le sadomasochisme, négation et destruction du corps de l'autre, sont présentés comme la conséquence inéluctable de cette libération.

On ne peut pas ignorer ici l'incohérence introduite par Plateforme dans le système idéologique de Houellebecq. Certes, il est logique que le rejet de la compétition sexuelle débouche sur l'apologie des étreintes tarifées. Mais la prostitution incarne parfaitement la négation de l'autre. Houellebecq ne peut s'en tirer qu'en montrant, non pas de pauvres filles assujetties par la misère au désir de l'autre, mais des prostituées thaïlandaises qui éprouvent du plaisir et pour lesquelles l'argent occidental, voire le mariage avec un Occidental, constitue un recours à la pauvreté et au mépris. C'est pour le moins discutable. Trop souvent, Plateforme suinte grossièrement ce mépris des femmes que l'auteur reproche à juste titre à certains musulmans.

Les femmes, cependant, sont aussi à plusieurs reprises présentées comme «meilleures que les hommes», en particulier dans Les Particules élémentaires. Le tourisme sexuel n'est présenté comme l'«avenir du monde» qu'avec une certaine dose de tristesse et de résignation, et il apparaît parfois, en effet, comme la conséquence d'un égoïsme nihiliste:

Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d'autres pays, de la nourriture, des services et des femmes; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine et ayant pleinement accédé à l'égoïsme, je ne voyais aucune raison de m'en priver. J'étais cependant conscient que des gens comme moi étaient incapables d'assurer la survie d'une société, voire tout simplement indignes de vivre.

Pour l'Occident, je n'éprouve pas de la haine, tout au plus un immense mépris.

La seule issue, chez Houellebecq, c'est l'amour («en l'absence d'amour, rien ne peut être sanctifié»), ou bien, à défaut d'amour, la compassion. Houellebecq possède ce talent de savoir éveiller cette compassion chez le lecteur non seulement en montrant des victimes, mais par le portrait d'hommes misérables, froids, haineux, médiocres, que nous sommes aussi, justement parce que nous voulons de toutes nos forces, comme eux, être des autres. La compassion transcende les différences.

Reste la «solution finale», si l'on ose dire, l’«eugénisme», l'invention d'une espèce délivrée du désir sexuel et de la mort dans Les Particules élémentaires. Là encore, il ne faut pas tout confondre au nom de l'antiracisme. Cela ne ressemble nullement à un eugénisme fasciste, il ne s'agit pas de sélection. Pas question de créer une race d'hommes meilleurs, destinés à dominer les autres. On envisage, c'est un vieux rêve, l'immortalité. Houellebecq ne cesse de plaider pour le plaisir, mais le plaisir seul, délivré de la guerre et de la compétition, de l'épuisant besoin d'affirmation de soi, délivré du sentiment d'honneur ou de honte qui s'attache au sexe. Pour lui, ce type de plaisir semble incompatible avec la différence sexuelle. Son espèce future a une sexualité, mais sans différences de sexe et sans localisation, une sexualité de tout le corps. On peut ne pas partager le rêve. En tout cas, seul un jugement hâtif peut le qualifier de fasciste. L'important, là encore, est la fonction de cette utopie dans son ouvrage, la manière dont elle infléchit le sens.

Personne ne songe à reprocher à Voltaire d'avoir jugé la société de son époque en la présentant par le truchement du regard d'un innocent ou d'un «bon sauvage», Candide, Huron ou Micromégas. Ce que Voltaire a fait pour la civilisation occidentale du XVIIIe siècle, Houellebecq l'accomplit pour l'humanité de notre fin de siècle. À la fin du roman, l'«autre espèce» nous juge. Cet horizon de compassion nous permet une prise de distance, une relativisation de ce que nous sommes, une remise en question de notre attachement à nos petites différences closes. C'est une ouverture et une respiration. Disons que l’«autre espèce» se substitue à ce qu'il n'est plus possible d'introduire aujourd'hui dans la fiction: le regard de Dieu, c'est-à-dire de l'être qui accueille et fond toutes les différences. L'utopie eugéniste de Houellebecq est une variante moderne de la rédemption.

On pourrait être tenté de voir, dans le pessimisme de Houellebecq et dans ses spéculations scientistes, un renouvellement du roman positiviste de la fin du siècle dernier. Cela donnerait une espèce de Zola chez qui la génétique se serait substituée aux théories sur l'hérédité. Houellebecq se réclame d'ailleurs ouvertement d'Auguste Comte. Dans Lire, il évoque sa formation scientifique, et parle de méthode expérimentale: «Mes romans ont en commun avec la méthode scientifique leur côté expérimental.» En fait, sans placer la comparaison au niveau de la valeur de l'écrivain, un autre nom vient à l'esprit lorsque l'on rassemble des traits tels que la condamnation des «démons» révolutionnaires semeurs d'illusions et de mort, la haine de l'individualisme anarchique, l'appel à la compassion: Dostoïevski, autre grand modèle assumé.

Si l'on n'attaque pas le fond, on se tourne vers la forme. On reproche aussi à Houellebecq de ne pas savoir écrire, de ne pas avoir de style. Là encore, ce n'est pas absolument faux. Il y a, en particulier dans Plateforme, d'ennuyeuses longueurs, des descriptions de rêves inutiles, une alternance pénible de considérations de stratégie d'entreprise et de scènes sexuelles. Celles-ci se multiplient, sans autre raison apparente que d'attirer le chaland. Elles n'évitent pas toujours le cliché, dans le style «érotisme de qualité»:

La lumière resplendit sur ses seins et ses hanches, faisant scintiller l'écume sur ses cheveux, ses poils pubiens. Je demeurai figé sur place pendant quelques secondes […].

À ce moment, je sentis les parois de sa chatte qui se refermaient sur mon sexe. J'eus l'impression de m'évanouir dans l'espace, seul mon sexe était vivant, parcouru par une onde de plaisir incroyablement violente. J'éjaculai longuement, à plusieurs reprises.

Houellebecq utilise de vieilles recettes? C'est vrai, il écrit des romans à message. Mais Proust et Balzac en ont écrit aussi. C'est vrai, on retrouve dans Les Particules élémentaires telle fonction traditionnelle de la description dans le roman moderne. Presque tous ses paysages sont là pour faire entendre la basse continue tragique, l'indifférence de la nature, belle mais dépourvue de signification, par rapport aux agitations des hommes. Le procédé est très malrucien. Il est efficace. C'est vrai, il ne renouvelle pas le genre romanesque. Dans l'ensemble, Houellebecq reste fidèle aux procédés du roman naturaliste avec spéculation scientifique, en appuyant un peu fort sur la pédale de l'utopie. Sur cette orchestration peu originale, il parvient à faire entendre sa voix: ses accords de mélancolie et de cynisme, de désolation et d'agressivité ne sonnent jamais faux. La platitude de Houellebecq constitue son arme stylistique, et il sait en faire un usage efficace. Elle est d'abord cohérente avec son projet global. Une œuvre qui stigmatise l'illusion du désir d'originalité se doit de s'exprimer de manière terne. Houellebecq parle d'individus moyens, indifférenciés, dans un langage moyen. Et lorsque ce langage décrit des situations extrêmes, ou des êtres convaincus de l'importance de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font, le contraste est souvent irrésistible. La principale vertu de Houellebecq, quelle que soit par ailleurs l'opinion que l'on puisse avoir sur son idéologie, est d'être un grand satiriste, d'une espèce rare: un satiriste calme et effacé. Une espèce de Droopy du pamphlet sociologique. Dans Les Particules élémentaires, les séances d'écriture ou de méditation dans un centre de vacances plus ou moins «alternatif» sont décrites de manière désopilante. La scène de Plateforme où une jeune artiste présente une œuvre fabriquée avec des moulages de son clitoris n'est guère moins drôle. Ailleurs, un capitaine de gendarmerie interroge le narrateur sur son métier:

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