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Il y a, dans À la recherche du temps perdu, un personnage qui fait un peu songer à Olivier Rolin. Legrandin est une belle âme. Il tient au narrateur de splendides discours d'où il ressort que, retiré du monde, un peu sauvage, il ne s'intéresse qu'à l'art et aux couchers de soleil, et ne peut plus rien accorder aux vanités de la vie sociale. Le narrateur comprend, bien entendu, qu'il faut interpréter ces paroles en un sens précisément inverse. Qui se retire vraiment du monde ne songe pas à le proclamer.

Dans une période où la littérature «minimaliste» remporte quelque succès, on pourrait être tenté de lui opposer les flamboyances à la Rolin. Ce dernier se réclame d'ailleurs explicitement de l'antiminimalisme dans Méroé. Ce serait un faux débat, le genre ne préjugeant pas de la qualité. En outre, le minimalisme et le néo-romantisme de Rolin partent d'une même certitude: toute valeur repose dans le particulier. Pour atteindre le gisement, minimalistes et lyriques creusent dans deux directions opposées: les premiers vers l'infiniment petit (cette courgette est merveilleuse parce qu'elle est cette courgette) les seconds vers l'infiniment grand (par quelles clameurs d'ouragan pourrais-je dire l'indicible de cette passion semblable à nulle autre?). Ces deux directions sont des voies express vers le grotesque. La croyance, très contemporaine, dans le fait que la particularité, le caractère individuel seraient en soi une justification et une valeur implique un double aveuglement: aveuglement sur l'authenticité du sujet; aveuglement sur l'authenticité des objets, et le caractère absurde, injustifiable de leur particularité. Leurrés par leur croyance à l'authentique, c'est justement lorsqu'ils se réclament de celui-ci qu'ils prennent le décor du monde pour sa réalité. Les vrais écrivains problématisent la valeur et la particularité, au lieu de tirer celle-là de celle-ci. L'amour correspond au sentiment exacerbé de l'injustifiable associé au nécessaire. C'est ainsi qu'il apparaît au XVIIe siècle, notamment chez Pascal; Olivier Rolin évoque Mme de La Fayette. Chez elle, la décence de l'expression manifeste cette union problématique. Elle écrit par exemple: «il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes.» Un lyrique contemporain réagira contre ce genre de description, en partant du principe qu'on pourrait parler de la «beauté parfaite» de millions de femmes, et qu'il s'agit, pour l'écrivain, s'il veut être cohérent, de montrer en quoi cette femme-ci est belle, d'une manière unique, différente de toutes les autres. À objet extraordinaire, mots inouïs. La tâche, bien sûr, est impossible, puisque le langage fonctionne pour l'essentiel à base de généralité, et ne peut épuiser la particularité du moindre objet. S'il s'aperçoit de l'inanité de sa logorrhée, l'écrivain moderne n'a plus pour ressource que la rhétorique de l'indicible, il explique en quoi l'écrivain affronte une tâche démesurée, et cela lui permet de transformer en valeur l'erreur où il s'est de lui-même fourvoyé. Mme de La Fayette indique bien qu'elle parle d'une femme très particulière, semblable à nulle autre. Mais elle se contente justement de l'indiquer, par la comparaison. «L'on doit croire», cela suffit. Ce contraste entre la singularité de l'objet et la grande généralité des mots servant à le désigner marque le lieu de la particularité sans en détailler la qualité. Il fait apparaître une particularité sans particularité, par conséquent il la problématise. Nous sommes d'emblée installés dans l'écoute d'un discours lucide, dépourvu de toute complaisance. La particularité des choses fait certes leur valeur, elle ne les justifie de rien. Et déjà, sans renoncer à l'aimer, nous l'avons dépassée.

Certes, la sobriété classique ne constitue pas, heureusement, la seule solution. Il y a d'autres manières de faire du style un instrument de lucidité, permettant de mesurer à quel point ce qui nous est nécessaire n'est pas nécessaire. Par exemple, mais Olivier Rolin ne le sait pas, l'humour.

VOILÀ, C'EST TOUT (appendice à Olivier Rolin)

Le dernier ouvrage d'Olivier Rolin s'intitule La Langue , en toute simplicité. Il s'agit d'un dialogue écrit pour une émission radiophonique. On l'a fait suivre du texte d'une communication à un colloque (Le Français et le cosmopolitisme), communication intitulée «Mal placé, déplacé», Cet accouplement un peu bizarre est justifié, nous prévient-on, parce qu'il s'agit en fait des mêmes idées, exprimées dans des formes différentes.

Olivier Rolin est un homme sympathique qui écrit des livres sympathiques pleins d'idées sympathiques et généreuses. Olivier Rolin est contre les lieux communs, les conformismes, qu'il pourfend héroïquement dans La Langue , et qui y paraissent sous les traits de la détestable radio, de l'affreuse télévision. Tout écrivain se dresse même par définition contre ce lieu commun des lieux communs selon lequel il représenterait un milieu, habiterait sa langue, bref disposerait d'un lieu. Bien au contraire, nous apprend Olivier Rolin, l'écrivain présente cette bizarrerie qu'il n'est l'homme de nulle part: «il est […] de sa nature (de son étrange fureur) d'être un inclassable, un asocial […], un dérangé, c'est-à-dire un pas rangé, pas rangeable du tout.»

Bien entendu, l'écrivain est tout de même, Olivier Rolin le reconnaît, l'héritier d'une culture, il a donc à la fois à la continuer et à la trahir. On se rassure: nous revoici dans la contradiction féconde, tradition et continuité, terre de contrastes, tout est dans tout et réciproquement. Les orateurs de banquets et d'inaugurations officielles aiment parler rébellion et marginalité. On attendait Rimbaud et on a Rimbaud, ça ne pouvait pas rater, Rimbaud opérant la subversion radicale qui consiste à ne rien dire du tout. Tout cela reste très inoffensif, et il n'y a pas à se gendarmer de ce que le centre Pompidou accueille des discours de distribution des prix. C'est un genre honorable, comme un autre. On retrouve ici, sous des formes habilement voilées, l'une des figures favorites de l'éloquence officielle, la prétérition. Car il y a bien une espèce de prétérition à trompeter qu'on part en croisade contre les clichés, puis à les exterminer à coups de tartes à la crème et de lieux communs.

Olivier Rolin n'aperçoit pas un instant que le conformisme consiste ordinairement à refuser le conformisme d'une certaine manière. Rares sont les conformistes qui ne se réclament pas de l'originalité, comme tout le monde. Il faudrait d'ailleurs consacrer une étude spéciale à l'usage de Rimbaud, du malheureux Rimbaud, comme figure tutélaire du confort intellectuel moderne, icône industrialisée de la révolte, grigri chargé d'exorciser chez le poète la pensée taraudante qu'il n'est, au fond, qu'un ordinaire raseur.

L'écrivain, donc, est un homme qu'on ne peut pas ranger. C'est ce qui fait sa particularité. À part parce qu'il n'est de nulle part. Éternel homme de l’ailleurs. On peut classer les autres hommes. Leurs différences se rangent dans une ressemblance globale. L'écrivain, lui, n'est pas pareil.

On aura reconnu la bonne vieille figure romantique de l'écrivain, toujours semblable en dépit d'avatars divers (le marginal, le voyant, le guide, le prophète, le clochard céleste, le maudit, etc.); ce n'est pas pour rien que Chateaubriand est invoqué dans la conférence d'Olivier Rolin. Bref, le poète nous parle d'inouï au coin du feu, dans les pantoufles éculées de la différence. Comme d'habitude.

Mais l'homme, lui? Celui qui n'est pas poète? Certes, l'homme ne remplit pas des feuilles de papier avec des lignes inégales. L'homme ne dépouille pas Le Monde des livres pour essayer de trouver une recension de son dernier roman. L'homme change bêtement à Réaumur-Sébastopol. L'homme aime le céleri-rémoulade de la cantine. L'homme gonfle sur les plages d'Arcachon des canards de baudruche. Et l'écrivain? Aussi. Mais lorsque l'écrivain aime le céleri-rémoulade et change à Réaumur-Sébastopol, il se livre à toutes ces activités en toute simplicité. L'écrivain jouit de la simplicité des choses simples. Pas l'homme. Car si l'homme est pareil, l'écrivain, lui, est pareil que tous les hommes, et en plus, il n'est pas pareil, parce qu'il est écrivain.

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