Le sang et la merde ont certes leur dignité littéraire, à condition toutefois qu'ils ne figurent pas dans le texte pour faire bien, qu'ils ne soient pas les alibis de petites-bourgeoises littéraires propres sur elles, qui cherchent à se donner des airs sulfureux et à permettre aux critiques de jouer la vieille comédie de l'effarouchement. Augias de Claude Louis-Combet manipule les mêmes matières, il va même beaucoup plus loin dans ce sens. Il inquiète, il fait rire. Il triture la matière cruelle du mythe. En revanche, le caca et le vomi dont Marie Darrieussecq tartine ses pages, ce n'est pas du Sade ni du Louis-Combet. C'est juste triste, c'est du caca qui vient de la tête, péniblement excrété par un cerveau constipé. Partant, c'est tout bêtement, tout platement immonde:
Honoré avait égorgé mon petit cochon d'Inde et il l'avait mis dans la poche avant de ma blouse. Je n'ai pas pu reprendre la blouse. J'ai vomi. Il y avait du sang de cochon partout sur le palier, et du vomi.
Quand j'ai vu les rillettes, je n'ai pas pu me retenir une seconde: j'ai vomi là, dans la cuisine.
Je ne pouvais plus du tout marcher debout et je dormais dans mon caca, ça me tenait chaud et j'aimais bien l'odeur. […] Il n'y avait plus aucun psychiatre parce qu'un jour les gendarmes les avaient tous embarqués et même certains de leurs corps pourrissaient dans la cour, on avait entendu des coups de feu. […] Je suis allée renifler les corps dans la cour et ça m'a paru tout à fait bien. C'était chaud, tendre, avec de gros vers blancs qui éclataient en jus sucré. Tout le monde ou presque s'y est mis. Moi, tous les matins, je fourrais mon museau dans les panses, c'est ce qu'il y avait de meilleur. Ça fouissait et ça grouillait sous la dent, ensuite je me faisais rôtir au soleil.
J'avais le ventre qui gargouillait de toute cette nourriture, c'était gênant, je serais bien rentrée sous terre. Heureusement pour moi il y avait une jeune fille pendue par les cheveux à un lustre et qui faisait encore plus de bruit, tout son intérieur dégoulinait par terre boyaux et tout, on s'était bien amusé avec elle.
Ad libitum. C'est ce qu'on appelle la littérature française de qualité. On aura noté au passage la kolossale finesse du gag: la jeune fille pendue fait plus de gargouillements que l'héroïne parce qu'on l'a éventrée. Il y a un côté littérature pour fête de la bière chez Marie Darrieussecq, c'est le même goût des delicatessen et de l'humour distingué. Si on y ajoute l'idéologie de la communication complètement cosmique avec la nature et les ancêtres, la fascination crapoteuse pour la torture et l'humiliation derrière la façade d'une apparente dénonciation, le tout forme une atmosphère empestée. On en sort avec soulagement.
Marie Darrieussecq, qui a fait de bonnes études et qui enseigne la littérature, fait parler une parfumeuse inculte. Ou plus exactement, c'est la truie qui raconte. La bêtise, la lâcheté, la passivité de l'héroïne font qu'elle se transforme en effet, tout naturellement, en truie. On n'est pas surpris. Et là, une fois la métamorphose accomplie, c'est le miracle, d'abord de l'amour fou, ensuite de la communication profonde avec le monde. La femme n'a rien appris, mais la truie sait tout d'emblée, sans avoir eu besoin de réfléchir. Intéressante leçon.
Rien de plus chic, quand on est une intellectuelle, que de manifester son mépris et sa honte de l'intelligence: faire parler l'andouille, se calquer sur le langage pauvre et bête qu'on lui attribue, que de pauvres filles sont censées avoir, c'est ne plus être cette conscience creuse et sèche que l'on prête à l'intellectuelle. C'est acquérir de l'authenticité, mais une authenticité pleinement consciente. On encaisse ainsi un double bénéfice: d'un côté on est l'écrivain, on est intelligent et on cause bien dans le poste. De l'autre on démontre qu'on peut se fondre dans l'épaisseur des choses, dans le cerveau obtus du peuple. On est la brute et l'esprit, Caliban et Ariel, et par là on dépasse toutes les brutes et tous les esprits. On est un génie. L'intelligence est toujours mal portée. Elle suscite le soupçon, elle engendre le doute. Faire la bête, c'est s'innocenter de tout. Il faut mépriser ce genre de stratégie littéraire et ces intellectuels honteux. Ils donneraient des arguments à la barbarie des Khmers rouges, qui les envoyaient gratter la terre. Marie Darrieussecq trouve que c'est une rédemption pour sa truie, de gratter la terre. Lorsqu'on dégrade sa propre intelligence, il ne faut pas s'étonner si d'autres un jour vous prennent au mot.
Faire parler l'andouille comporte également un avantage inestimable: inutile de se préoccuper d'écriture. On va imiter le langage rudimentaire de ces gens-là. L'expression qui caractérise Marie Darrieussecq, le tic de son écriture, c'est: «ça faisait comme», «ça me faisait». On en relèverait des dizaines dans ce chef-d'œuvre de travail du style. Les imbéciles ne savent pas décrire ce qui se passe en eux, ils en sont au stade primitif de la sensation brute, mais tellement vraie, tellement authentique. Le «ça me faisait» manifeste que nous atteignons le point ultime, l'indicible, nous sommes à l'écoute du gargouillis. Il suffit de se laisser aller. Marie Darrieussecq ne s'en prive pas. Relevé de quelques verbes, sur une dizaine de lignes: il n'y avait, les avait, on avait, on faisait, ça me faisait, je me disais qu'il fallait, on n'avait plus, ça allait. Palme de l'élégance: ça a fait comme si ça ne pouvait plus. À quatre pages d'écart: ça m'a comme qui dirait détendue et ça m'a comme qui dirait réveillée.
Le plus insupportable arrive à la fin, quand Marie Darrieussecq, dans le but sans doute de démontrer qu'elle sait aussi faire autre chose, se met en devoir d'accomplir une démonstration de lyrisme panthéiste. Le loup-garou lance son hurlement à la lune:
Yvan a hurlé de nouveau. Mon sang s'est figé dans mes veines, j'étais incapable de bouger. Je n'avais même plus peur, tous mes muscles et mon cœur semblaient morts. J'entendais le monde s'arrêter de vivre sous le hurlement de Yvan, c'était comme si toute l'histoire du monde se nouait dans ce hurlement, je ne sais pas comment dire, tout ce qui nous est arrivé depuis toujours.
L'affectation ici, car tout ça est affecté, pas sincère une seconde, appartient à un type de mensonge stylistique repérable et devenu assez courant, qu'on pourrait appeler le lyrisme négligé: on fait appel à des entités vagues et immenses, le monde, les ancêtres, la nature, le temps, la vie et la mort. On fait passer ça par quelques organes bien déterminés (mon cœur et mon sang), on emploie quelques formules bien grandiloquentes, et on prend garde à glisser dans le tout quelques maladresses, des lourdeurs du genre: «c'était comme si», «ça faisait comme», «je ne sais pas comment dire», chargées de manifester la sincérité de celui qui parle, l'émotion à l'état brut. On nous dit ces grandes choses en toute simplicité:
Yvan était gris argenté, avec un long museau à la fois solide et très fin, une gueule virile, forte, élégante, de longues pattes bien recouvertes et une poitrine très large, velue et douce. Yvan c'était l'incarnation de la beauté […]. Les ruines du palais se brouillaient dans une vapeur jaune et ça faisait comme une poudre très fine qui se déposait, une poussière de lumière qui tombait doucement sur les choses […]. Yvan étincelait, on ne pouvait presque plus le distinguer dans ce halo qui l'embrasait, qui l'effaçait, j'ai cru qu'il allait se fondre lentement dans mes bras et j'ai crié et je l'ai serré fort contre moi.
On a beau dire, la littérature, c'est quelque chose. «Une poussière de lumière», c'est très neuf, comme métaphore. Et le coup du contre-jour en halo sur le héros métamorphosé en bête sauvage? Splendide! On se croirait dans un documentaire de Walt Disney. Allez, encore un ou deux extraits de clips, dans le pur style commentaire lyrique de la vie des animaux. La truie, inspirée par les dieux, a des visions grandioses: