On apprend beaucoup de choses nouvelles dans Dernier inventaire avant liquidation. Par exemple, que «Tristes tropiques est un des premiers essais tropicaux et savants qui s'intéressent à d'autres modes de vie que le nôtre.» Remettant audacieusement à leur place (c'est-à-dire dans le néant) toutes les recherches ethnologiques depuis le milieu du xixe siècle, Frédéric Beigbeder considère, en un raccourci fulgurant, que le seul prédécesseur de Lévi-Strauss, ce n'est pas Morgan, ni Malinowski, ni Griaule, c'est Montesquieu avec ses Lettres persanes. Spontanément, on ne considérerait pas cette histoire de grand seigneur persan voyageant en France comme une étude sérieuse des civilisations lointaines. Beigbeder rafraîchit notre regard sur la littérature. D'ailleurs Montesquieu lui-même est remis à sa place: «un véritable sans-papiers critiquant la France se serait fait raccompagner à la frontière manu militari.» C'est encore vrai aujourd'hui: cheiks et autres sultans rasent les murs du XVIe arrondissement. Et puis, contrairement aux apparences, ce n'est pas du politiquement correct bas de gamme que d'évoquer le sort des sans-papiers à propos des Lettres persanes. La preuve: Frédéric Beigbeder dit que le politiquement correct, il est contre. Alors…
Mais toute la complexité de la pensée beigbederienne apparaît dans l'étude consacrée à Prévert. Après avoir reconnu que Prévert, c'est parfois un peu simplet, plein de vérités premières, de gentils poncifs et de facilités, l'essayiste s'élève malgré tout contre ceux qui le dénigrent. Il nous révèle en effet que, si la critique n'aime pas Prévert, ce n'est pas parce que sa poésie est faible, non, c'est parce qu'elle est populaire. La conclusion s'impose, elle est irréfutable: toute critique négative est faite pour de mauvaises raisons, jalousie ou snobisme, donc toute critique est irrecevable, surtout lorsqu'elle s'exerce à l'encontre de qui a du succès. Corollaire: toute critique à l'encontre de Frédéric Beigbeder lui-même est injustifiée, puisqu'il a du succès.
Chacune des études de cet ouvrage comporte un troisième temps, la chute, le trait final, la blague qui détend l'atmosphère après tant de contention mentale. Beigbeder conclut ainsi brillamment son exégèse de Nadja où Breton proclame que «la beauté sera convulsive ou ne sera pas»: «en refermant Nadja, il n'est pas impossible que vous soyez pris de convulsions inquiétantes.»
Mais l'humour n'est pas réservé à la chute, on le trouve presque à chaque ligne. L'auteur est tellement spirituel qu'il réussit à rendre, comme l'annonce la quatrième de couverture, «leurs couleurs à ces classiques parfois trop lointains». Au sujet de Capri, cadre du Mépris d'Alberto Moravia, il renouvelle avec à-propos l'art de la mention plaisante de «Capri c'est fini» d'Hervé Vilard, blague que l'on n'osait plus faire parce qu'on la croyait usée depuis quinze ans. Beigbeder, comme Elkabbach, ose.
Ici et là, un blanc: l'auteur feint d'avoir été censuré pour un mot ou un paragraphe leste (bonne astuce, qui nous fait nous esclaffer depuis les années soixante-dix, où elle fleurissait dans Pilote). Il recommande de ne pas confondre Sous le soleil de Satan avec «Sous le soleil exactement», évoque les romans «latino-épiques (et pique et colegram)» (quelle verve), révèle que Simone de Beauvoir «se transforma en castor (et par conséquent Sartre en zoophile)» (quel esprit), précise que Claude Lévi-Strauss «n'a rien à voir avec l'inventeur du jean 501» (on s'étrangle), et que son parcours «l'a mené de la philosophie à l'ethnologie en passant, non par la Lor raine avec ses sabots, mais par le Brésil avec ses Indiens» (quel brio, on n'en peut plus). Il suffit d'ajouter à cela deux ou trois grivoiseries et le tour est joué, voilà les grandes œuvres de la littérature mises à la portée du grand public. Il ne faut pas lésiner, avec le grand public. La littérature est une dame un peu trop mûre, à l'air revêche et respectable. Beigbeder la relooke pour la rendre désirable. Elle apparaît dans Dernier inventaire avant liquidation comme une vieille putain ordurière, boudinée dans de la lingerie bas de gamme. C'est tout de même beaucoup mieux. Cela s'appelle démocratisation. Beaucoup plus fort que la littérature à l'usage de la ménagère de moins de cinquante ans, Frédéric Beigbeder a réussi le digest littéraire à l'usage des abrutis de tous âges et de tout sexe. La critique pour l'Idiot universel.
La littérature est ardue, parfois. On peut tenter de s'en servir pour aller un peu plus haut que soi, un peu plus loin. Cela exige de se défaire de quelques certitudes. Tout cela est fatigant, lent. Beigbeder, intrépide conquérant, va vite. La littérature, il s'en empare, il la marque de son sceau. Il en fait son territoire, avec les mêmes moyens que les félins délimitant le leur. Ou, plus exactement, comme l'enfant en bas âge, heureux et fier de sa déjection, qui éprouve le besoin de l'étaler un peu partout. Beigbeder pond sur les écrivains du xxe siècle un étron de deux cents pages. Le geste va loin dans le symbolique. Il signifie: voyez, ce n'est pas si difficile, tout cela est à vous comme à moi, tout cela est notre image, ces grands livres c'est vous, c'est moi, c'est de la bonne, de la suave, de l'intime, de la puissante, de la sublime merde.
MARIE DARRIEUSSECQ OU LA COLOSSALE FINESSE
Truismes est le premier roman de Marie Darrieussecq, publié par P.O.L, maison réputée pour privilégier la qualité, avec les risques qu'elle comporte. L'exigence qu'on a prêtée à l'auteur sur la réputation de l'éditeur n'a pas empêché Truismes de remporter un grand succès. On s'est arraché le manuscrit, puis, l'ouvrage imprimé, déluge médiatique, le Tout-Paris littéraire n'a plus parlé que de Marie Darrieussecq pendant trois semaines.
Truismes est une histoire simple, dans le genre de La Métamorphose : une jeune parfumeuse, niaise et soumise, chargée de faire reluire les clients de sa parfumerie un peu spéciale pour la moitié du SMIC, se transforme progressivement en truie. C'est aussi un roman d'anticipation, qui se déroule après-demain, dans une France où de vilains nationalistes, puritains par-devant et pervers par-derrière, ont pris le pouvoir. Après une première partie qui se veut grinçante, on s'élève jusqu'au lyrisme: la truie tombe amoureuse d'un loup-garou, qui se fait tuer parce qu'il mange trop de livreurs de pizzas. Du coup, la truie retourne à la terre avec ses frères les cochons évadés, se vautre dans la boue des forêts sauvages en mangeant des glands. Rideau, applaudissements, béances de mâchoires de journalistes épatés par tant d'audace et d'originalité. Il y a un côté péquenot chez les journalistes littéraires: le premier batteur d'estrade venu suffit à leur faire ouvrir des yeux ronds.
Truismes est une petite crotte desséchée, affectée de tous les tics de style contemporains. Ça se voudrait méchant, c'est très bête. Le sujet même est plein d'enseignement. Il est curieux d'observer, ces derniers temps, combien de jeunes femmes écrivains mettent en scène avec délectation l'humiliation de femmes idiotes. On dirait de la nostalgie. L'héroïne de Marie Darrieussecq accepte tout avec la même égalité d'humeur: sous-payée, humiliée, exploitée par son patron, par sa mère, sodomisée par le premier venu, trompée par son amant, torturée par les uns et bafouée par les autres, elle traverse la vie sans rien comprendre, répétant qu'elle ne connaît rien à la politique.
On pourrait penser qu'il s'agit d'un portrait cruel de l'aliénation, une fable sur le décervelage moderne. Rien de plus décapant que de promener un candide à travers les turpitudes du monde. Il faudrait distinguer cependant le candide et la parfaite imbécile. Il faudrait surtout que le portrait de notre monde, tel qu'il apparaît dans le regard de cette imbécile, soit juste, qu'il réveille les consciences. À l'inverse, la fable d'anticipation de Marie Darrieussecq ne permet de nourrir aucune analyse: elle imagine une république fasciste corrompue où les commandos anti-avortement et une SPA radicale auraient pris le pouvoir avec Le Pen, des orgies dont le style oscille entre Caligula et Salo, des gardes du corps abattant de pauvres enfants enlevés pour les besoins des ogres d'extrême droite. Qu'on ne se figure rien de grandiose ni de pervers: c'est juste complaisant, caricatural, tellement peu crédible qu'on n'éprouve aucune crainte de tels guignols, de même qu'on se trouve dispensé d'essayer de comprendre comment ils peuvent exister. Si ce texte est censé être une fable progressiste, il produit l'effet contraire, de même que ces films qui prétendent condamner la violence et prennent ce prétexte pour s'y vautrer. Mais un roman qui stigmatise les vilains fascistes du futur ne peut qu'être sympathique. Il a donné des gages de correction politique.