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Ce paradoxe fait de Beigbeder le chantre de notre modernité culturelle. Non pas de la culture morte et rance des professeurs «bouffons», des universitaires «prise de tête» ou des bibliothèques remplies de vieux bouquins «telmors». La culture vivante aujourd'hui, celle de l'immense majorité des gens, c'est la publicité, la musique jeune, les magazines people, les jeux télévisés.

Prenons ce dernier exemple, il est caractéristique de la manière dont Beigbeder incarne l'esprit du temps. Autrefois, l'animateur de jeux était un homme sérieux (telmor), convaincu assez ridiculement de détenir un rôle culturel. Il s'exprimait avec gravité, dans un langage châtié. Rien de tel de nos jours. L'animateur, qu'il exerce ses fonctions à la radio ou à la télévision, ne quitte jamais un sourire entendu. Il se dépense en allusions, clins d'oeil, plaisanteries. Envers le candidat ou l'auditeur en ligne, il se montre à la fois gentil et vaguement ironique.

On ne sait jamais très bien s'il l'offre à la sympathie ou à la moquerie du public. D'ailleurs les applaudissements, les cris d'enthousiasme de ce dernier paraissent toujours forcés. Ils se tiennent à la limite de la huée, comme si une sorte de honte de l'enthousiasme les poussait à se nier et à se retourner en leur contraire. L'animateur lui-même ne se place pas en dehors de l'équivoque: il semble à la fois proposer ses calembours et ses blagues comme de l'esprit et comme de la stupidité. Bref, tout fonctionne au second degré. Mais, curieusement, ce second degré n'est aucunement une invitation à critiquer ce qui se passe sur scène ou à l'antenne, l'exhibitionnisme, l'aliénation à l'argent, la recherche à tout prix de satisfactions narcissiques rudimentaires, l'avilissement des êtres, leur réduction à leur propre caricature, leur réification. Il permet au contraire de les accomplir pleinement. Ce second degré, sollicitude ricanante, applaudissements moqueurs, fonctionne comme un signe d'intelligence, au double sens du terme. Au premier sens, celui de l'esprit, cela signifie: «Je ne suis pas aussi bête que j'en ai l'air.» Mais comme rien d'autre ne manifeste ce que pourrait être cette moindre bêtise, il permet de s'abandonner à la pure stupidité avec bonne conscience. Ainsi la vulgarité et la bassesse sont-elles plus intégrales et plus profondes lorsque, singeant les apparences de l'esprit (la distance), elles l'entraînent avec elles et le compromettent. Le second degré ne fait référence à l'intelligence que pour la faire disparaître plus complètement. Tout le monde est aussi bête que moi, puisque l'intelligence, voyez-vous, ce n'est que cela. Signe d'intelligence, dès lors, ce second degré, dans l'autre acception: signe permettant d'établir une complicité. D'abord, l'ambiguïté paraît simplement agressive. Mettant les gens en valeur, on les ridiculise. On dirait que, dans ce système, toute mise en public est à la fois glorieuse et grotesque. Elle se donne comme amour, elle est une destruction. N'importe qui est une vedette cinq minutes ou une heure, comme le voulait Warhol, mais une vedette vide. Tout vedettariat, qui se fait passer pour une assomption, est aussi un sacrifice et une dévoration. Tel est le prix à payer. Ainsi, n'importe qui devient différent de tout le monde en une cérémonie bouffonne qui consiste à le renvoyer à sa nullité, afin de satisfaire le narcissisme du public. Il peut ainsi voir dans le candidat, dans l'auditeur en ligne, une figure double: lui-même, dans son désir narcissique d'être différent, et l'autre, qu'il s'agit de renvoyer au rien. La vedette d'une heure devient la victime expiatoire grâce à laquelle la bêtise achète sa rédemption, et le droit de se perpétuer. La négation de la victime expiatoire (heureuse et souriante au cœur du sacrifice télévisuel) se révèle comme négation de soi. Le mépris de l'autre, de la victime, permet d'aller jusqu'au bout du mépris de soi, tout en feignant de s'en croire lavé parce qu'on l'a symboliquement universalisé.

L'esthétique de Frédéric Beigbeder, sa morale (lesquelles ne diffèrent pas: tout choix esthétique est un choix moral) est une esthétique de jeux télévisés. Tout son travail stylistique consiste à donner des signes d'intelligence, qui paraissent en permanence dénier sa bêtise. Mais ils ne font que l'affirmer et lui donner un alibi. Aussi son œuvre peut-elle être considérée comme l'épopée moderne du narcissisme de la bassesse. En manifestant son mépris de ses personnages, de son public, des êtres en général, l'animateur Beigbeder se vautre voluptueusement dans l'adoration méprisante de sa propre personne. Telle est la forme de son génie, tel est son titre à notre admiration.

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Les qualités morales et intellectuelles de Frédéric Beigbeder lui permettent d'occuper une place de choix dans la critique littéraire et de juger les écrivains (dans Elle, Voici, Lire, Le Masque et la Plume, Paris Première, au Figaro littéraire). Des esprits lucides, reconnaissant la parenté spirituelle entre notre auteur et un animateur prépubère de NRJ à casquette à l'envers, lui ont confié la présentation du Top 50 de la littérature du xxe siècle: Dernier inventaire avant liquidation. Personne n'était plus qualifié: «il est temps de réentendre la voix de ces hommes et femmes comme au premier jour de leur publication, en la débarrassant, l'espace d'un instant, des appareils critiques et autres notes en bas de page qui ont tant contribué à dégoûter leurs lecteurs.» En effet, voilà une éternité que nous subissons, on le sait, la tyrannie de la note en bas de page, voilà des lustres que les professeurs assomment les adolescents avec des torrents d'érudition indigeste. Il fallait que cessent ce scandale et ce gâchis. Car, si l'on y réfléchit bien, à quoi sert la note en bas de page, fruit d'années de recherches pénibles dans des lieux sinistres? Qu'est-ce qu'on y trouve, dans ces fameuses notes en bas de page qui nous gâtent la lecture des grandes œuvres? Rien. Des anecdotes sur la vie de l'écrivain, les gens qu'il a connus, aimés, des détails sur la vie matérielle et intellectuelle de son époque, l'identification de personnes mentionnées dans le texte, la définition de termes vieillis ou dont le sens a changé, bref un fatras, rien qui permette sérieusement de «réentendre la voix de ces hommes et femmes comme au premier jour». Noble tâche, dans laquelle la méthode beigbederienne excelle, aussi efficace dans la critique que dans la création.

Chaque étude se présente de la même manière.

Le critique commence par parler de lui-même, pour regretter de ne pas faire partie du Top 50. Second degré, se dit-on: en fait il fait semblant de regretter. Superficielle lecture; celui qui a saisi toute la complexité beigbederienne, telle que nous l'avons analysée, comprend qu'en réalité, par une ruse sublime du narcissisme, l'auteur fait semblant de faire semblant d'être narcissique.

Dans un deuxième temps, on passe à l'analyse de l'œuvre. La méthode beigbederienne consiste a priori à résumer ce que raconte le livre et à en dire ce que tout le monde en sait déjà sans avoir eu besoin de le lire (il y a des dictionnaires et des manuels scolaires). Mais tout est dans la manière, dans le style. Quel vieux professeur rabâchant d'ennuyeux poncifs sur la littérature aurait songé à définir L'Amant de Lady Chatterley comme un «hymne à la sexualité amoureuse»? Et cette analyse serrée, lumineuse, du «Pont Mirabeau»:

De même, dans le vers: «Les jours s'en vont, je demeure», entend-on distinctement «je meurs». Choc cataclysmique, lenteur de la vie contre violence du désir, vie contre mort, et le tout rédigé pour se taper Marie Laurencin, la même que dans «L'Été indien» de Joe Dassin.

La vie, la mort, l'amour. Partir c'est mourir un peu, mais rester aussi. Au fond tout est vie et mort. Et c'est cela la poésie. Il suffisait d'un peu d'attention pour le comprendre. Comme tout cela est à des années-lumière de l'académisme pompier des professeurs. Comme tout cela est cool. Comme il faut remercier M. et Mme Grasset de nous offrir une œuvre d'un tel niveau. Ah, si nous avions eu Frédéric Beigbeder pour nous parler de D. H. Lawrence et d'«hymne à la sexualité amoureuse», il est certain que nous aurions fait de brillantes études au lieu de perdre notre jeunesse.

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