Литмир - Электронная Библиотека

Le fond de l'air est frais.

Beaucoup plus que moi, en tout cas, après la murge que je me suis prise hier soir au Roxy.

Tant qu'on a la santé.

Il faut en profiter pour la fuir. C'est précisément ce que venait de faire Jo le Toulonnais, en solo et en catimini.

Par ailleurs, notre auteur ne perd pas de vue qu'un bon roman devrait toujours apprendre quelque chose à son lecteur, mais pas de manière didactique et ennuyeuse, comme ces professeurs qu'il ne manque pas une occasion de critiquer. Il faut de l'habileté, de l'élégance pour glisser discrètement dans le texte l'information nécessaire. Ainsi voit-on, dans 99F, deux publicitaires renommés dialoguer pendant cinq pages, s'échanger des renseignements sur le monde de la publicité, en une brillante variation sur le vieux schéma des personnages se déclarant ce qu'ils savent déjà, pour la gouverne du lecteur. Si Shakespeare avait été Beigbeder (il en avait la trempe), il aurait pu écrire, par exemple: «Tu n'es pas sans savoir, cher Roméo, que nous vivons à Vérone. – Certes, Juliette adorée, mais n'oublie pas qu'il s'agit d'une riche cité d'Italie du Nord arrosée par l'Adige, lequel se jette dans l'Adriatique.»

Dans 99 F , cela donne:

– [Colgate] offre des cassettes vidéo aux enseignants pour expliquer aux gosses qu'il faut se laver les dents avec leurs dentifrices.

– Oui, j'en ai entendu parler. L'Oréal fait la même chose avec le shampooing «Petit Dop» […]. Tant qu'il n'y aura rien d'autre, la pub prendra toute la place. Elle est devenue le seul idéal […].

– C'est terrible. Non attends, ne pars pas, pour une fois qu'on cause, j'ai une anecdote encore meilleure, (etc.).

Mais c'est à la fin du roman que notre auteur montre toute la richesse de sa palette stylistique: de l'aphorisme épatant, on passe au poème en prose bouleversant. Dans les films poétiques, les ralentis en contre-jour montrent qu'il faut pleurer. Chez Frédéric Beigbeder, ce sont les énumérations d'images très lyriques, avec du ciel, de l'océan, des citations de Rimbaud et de Lautréamont qui permettent au lecteur de comprendre que là, on ne rigole plus, c'est la minute d'émotion, le délire du poète dont le vent fait flotter les longs cheveux sur les épaules inspirées. Grandiose scène finale de la mort du héros (violons, flou, surexposition):

sombrer; traverser le miroir; enfin se reposer; faire partie des éléments; des ocres propres aux rayons pourpres […]; boire des larmes de rosée; le sel de tes yeux; leur bleu rigoureux; tomber; faire partie de la mer […] crawler entre les anges et les sirènes; nager dans le ciel; voler dans la mer; tout est consommé.

Stylistiquement, on reconnaît souvent un mauvais écrivain aux efforts qu'il fait pour paraître avoir du style, à ses affectations de trouvailles qui le font fatalement écrire comme tout le monde. Frédéric Beigbeder est un bon écrivain.

Mais par-dessus tout, un grand écrivain, c'est une vision du monde radicalement neuve. On trouve dans 99 F ce mélange qui fait les chefs-d'œuvre: modernité et éternité, mode et métaphysique, critique sociale et méditation sur l'homme. Pour l'éternité, on l'a vu, 99F nous apprend que le temps passe, que l'homme est mortel et que c'est très triste. Pour la modernité, il s'agit d'une satire sans concessions du monde contemporain. Personne n'est épargné. Tout figurant convoqué sur la scène est automatiquement affublé d'un adjectif qui permet de le définir une bonne fois. Le petit personnel romanesque se compose ainsi de «grosses assistantes», de «quadragénaires dépressives», de «gros tas boudinés», de «stylistes dépressives» et de «cost-contrôleuses liftées». L'auteur a compris deux principes essentiels de l'art du roman:

a – Ne jamais faire apparaître un personnage sans le caractériser rapidement et concrètement.

b – Comme ce personnage est secondaire, le caractériser toujours de manière négative, ridicule, afin que le lecteur éprouve une agréable sensation de supériorité.

Dire du mal des autres est le plus commun des plaisirs humains, il est normal que le roman l'exploite. Les noms des personnages obéissent au même principe. On trouve des Nathalie Faucheton et des Enrique Baducul. Le lecteur sait ainsi tout de suite à qui il a affaire. C'est bien pratique.

Récit engagé, 99 F est aussi un roman de gauche. Ici, il faut saluer le risque pris par Frédéric Beigbeder, son courage de militant. Il ne se contente pas de dénoncer le capitalisme et le monde frelaté de la publicité. Une analyse politique d'une autre envergure soutient tout le complexe échafaudage théorique de cette œuvre: les nazis étaient méchants. Certains précurseurs de Beigbeder avaient, certes, abouti à des conclusions similaires, mais il n'est pas mauvais de rappeler les grandes vérités. D'ailleurs, l'analyse beigbederienne va beaucoup plus loin, opérant des assimilations audacieuses, mais convaincantes. Publicité = Goebbels, Annonceurs = Hitler, Société de consommation = IIIe Reich. Les vilains sont partout. Heureusement, il y a quelques résistants comme Beigbeder. Chantre de l'antiracisme, il manifeste tout son respect des «Blacks» (toujours dire «Black», attention, «Noir», c'est raciste), des «Beurs», des femmes, des homosexuels. On le voit, cette œuvre sincère et dure nous change des fadeurs du politiquement correct.

Il est dommage qu'une catégorie importante de minorités opprimées ne soit pas représentée. Et les cultures régionales? Les Bretons? Les Corses? Les Basques? Voilà un sujet pour lui. On rêve d'une suite à 99 F , où Octave prendrait à Saint-Flour, dans la perspective de la rédemption par l'air pur, la direction d'une boîte échangiste auvergnate spécialisée dans le Saint-Nectaire fucking (sodomie assistée par produits laitiers d'appellation contrôlée). Il tomberait amoureux d'une jeune fermière qui se prostituerait dans les foires agricoles. Mais les multinationales de la crémerie exigeraient la pasteurisation, Octave hésiterait d'abord, semblerait choisir lâchement le confort, puis, profitant d'un G8 des puissances laitières qui se tiendrait à Aurillac, il écrabouillerait les grands de ce monde à bord de sa moissonneuse-batteuse Harley-Davidson. Le roman se terminerait par une méditation bredouillante et nocturne du héros au sommet du puy de Dôme, le vent d'altitude faisant doucement onduler sa cravate Jean-Paul Gaultier.

Texte noir, donc, que 99F , et qui, dans le pessimisme, va aussi loin que Voyage au bout de la nuit. La noirceur y est cependant toujours tempérée par des lueurs d'espoir. L'auteur exprime sa foi en un avenir meilleur, où l'on pourra «utiliser le formidable pouvoir de la communication pour faire bouger les mentalités». Enthousiasmante perspective. Libération. On éprouve l'irrésistible envie, le livre refermé, de danser en s'écriant: Bougeons! Osons! Soyons fous!

Les mauvais esprits, bien entendu, les éternels obscurantistes (Philippe Sollers, dans Éloge de l'infini, les désigne collectivement par l'expression l'Adversaire; on aura reconnu notre vieil ennemi à tous, le Mal, tous ceux qui n'aiment pas Sollers, tous ceux qui ne comprennent pas la modernité de 99F ), affecteront de ne voir en Beigbeder qu'un poupon narcissique, un sale gosse infatué de lui-même. On l'entend d'ici, l'Adversaire, les éternels grincheux, les «moralistes rancuneux» (comme le dit encore Sollers dans l'«avertissement» d'Éloge de l'infini), stigmatiser son œuvre comme le parangon littéraire de la culture jeune, cool, celle qui fait les livres et les films qui marchent, la drogue, l'alcool, le cul, le fric, les potes. Pure mauvaise foi. Lorsque Beigbeder a l'air de sacrifier à la bêtise et au cynisme, c'est pour mieux les dénoncer. Il nous montre qu'aucun d'entre nous ne peut prétendre échapper au mal, à la bassesse, à l'avidité, à la médiocrité, et ne s'exclut pas de cette analyse. Son livre «dénonce le mercantilisme universel», mais par honnêteté, sachant qu'il serait vain de prétendre échapper à «la marchandise» (Sollers toujours), sachant qu'un livre est aussi un produit comme un autre, Beigbeder intitule son roman: 99 F . Le narrateur, Octave, vit grassement du mercantilisme tout en le haïssant. Toute l'ambiguïté de Beigbeder est là, mais toute grande œuvre n'est-elle pas justement ambiguë, polysémique? Énonçons le paradoxe beigbederien: C'est au moment où il est le plus nul qu'il est le meilleur. C'est dans la stupidité qu'il s'avère génial.

17
{"b":"100606","o":1}