Литмир - Электронная Библиотека

On a donc là un roman intègre, brutal, sans concession: de l'argent, de la violence, du sexe, et, à la fin, un enfant, qui vient sourire de toutes ses fossettes rosés dans l'imagination du personnage principal, parce que, tout de même, il faut un peu de tendresse, on n'est pas seulemenl dans un monde de brutes.

Sur le plan narratif, un mauvais écrivain se reconnaît à son utilisation de bonnes grosses ficelles usagées. Frédéric Beigbeder est un bon écrivain.

Mais c'est surtout le style qui fait l'écrivain. Beigbeder invente un style qui nous montre les choses sous un jour totalement nouveau. Il sait tour à tour nous faire rire et pleurer. L'écriture est alerte, vachement jeune. À la suite de Queneau et de Céline, Beigbeder intègre la langue parlée dans la prose écrite, en fait un puissant instrument poétique. Des phrases comme celles-ci permettent de se rendre compte à quel point la langue orale peut être, elle aussi, le matériau d'une création authentique:

Bon sang, ce que c'est compliqué, si on ne fait pas gaffe, on peut se faire avoir en moins de deux.

L'humour juvénile de l'auteur bouscule les représentations figées. Certaines de ses formules passeront à la postérité, telles que:

Cabrioles en cabriolet.

Je dépense donc je suis.

Cette voiture ressemble à un suppositoire géant, ce qui s'avère pratique pour enculer la terre.

Je suis un caméléon camé.

Te voilà coq en pâte chez les poules de luxe.

Ne regarde pas la paille qui est dans la narine du voisin mais plutôt la poutre qui est dans ton pantalon.

Les Hauts de Hurlements.

On est trop sérieux quand on a 33 ans.

[il] opine du chef (normal, c'est lui le chef).

C'était à Mégarail, faubourg de partage.

Les amants sont des aimants.

Il faut dire les choses telles qu'elles sont: un baiser est parfois plus beau que baiser.

On n'entend pas une mouche voler: normal, elles savent qu'elles risquent de se faire violemment sodomiser.

Grosso merdo.

Vous êtes des créatifs et moi je suis une créature.

Homme libre, toujours tu chériras l'amer.

«C'est trop éthéré.» «Oui mais c'est très hétéro.»

«Elle attend un enfant.» «Ça alors! C'est drôle, moi j'attends un canapé.»

Quand elle tournait la tête les mecs avaient la tête qui tournait.

Elle s'est teint les cheveux mais ils ne sont pas blonds, non, ils sont oblongs (l'humoriste est tellement content de cette trouvaille qu'il la réitère à trois reprises).

Le village compte 110 habitants, sans compter les iguanes.

Ils végètent au milieu des végétaux.

Leur ventre pend au-dessus de leur bermuda qui se tient à carreaux.

Dans sa juvénilité, Frédéric Beigbeder fait revivre toute la tradition de l'esprit français, si fin, avec ses paradoxes profonds sous l'apparente légèreté, et 99 F prend un peu l'allure d'un film hexagonal des années soixante-dix, avec de la fesse, du rire et des rebondissements, bref de ce qu'on appelait un spectacle familial, dans lequel Annie Girardot lancerait à longueur de dialogues les bons mots de Michel Audiard:

La seule chose que je ne pourrai jamais changer chez toi, c'est mon âge.

Tu n'es pas gentil d'être aussi gentil.

Si les hommes font tant de peine aux femmes, c'est sans doute parce qu'elles sont tellement plus belles quand elles pleurent.

etc. Intarissable, le jeune surdoué. Où va-t-il chercher tout ça? Qu'est-ce qu'il va encore nous inventer? Pas seulement malin, mais cultivé, toujours à la plume une fine allusion littéraire, une citation indispensable à son propos, et très inattendue, le début de Salammbô, l'«homme libre» de Baudelaire, «Je pense, donc je suis», et bien entendu (car il est jeune, car il est libre) du Rimbaud. Un personnage ne peut pas se baigner sans qu'aussitôt notre auteur, avec la vivacité qui le caractérise, ne case adroitement, hop là, «et dès lors je me suis baigné dans le poème de la mer», en précisant, à l'usage de son cœur de cible, la ménagère de moins de cinquante ans, qu'il s'agit d'un texte de Rimbaud. Elle adore, la ménagère de moins de cinquante ans, les petits délurés qui savent caser du Rimbaud ou du Flaubert au bon moment. La fibre maternelle, sans doute. Il est si intelligent, regardez-le, comme il est chou. Et lui, heureux de cette tendresse admirative, en rajoute, se rengorge. Gad mman, gad mman, ma belle phrase, gad mman, il est beau mon roman. Souvent, dans le but évident de se rendre intéressant, le loustic profère des gros mots qu'il a entendu prononcer par ses petits camarades. Pour avoir l'air dessalé, il en lâche à jet continu: «fist fucking», «taille des pipes», «s'astique le clitoris», «se pisse dessus, se gouine et se branle», «pisser du sperme avec mon gland», «venir dans mon pantalon», etc. La maternelle ménagère glousse, fait semblant d'être choquée. Il est drôlement viril, son petit Frédéric. Il est si trognon, quand il prend des mines, et qu'il croit naïvement que ses pipi caca prout zizi popo vont offusquer les grands et lui donner l'air d'un homme. Bref, on l'adore. À la fin de la lecture, on a envie de lui offrir des sucettes, de lui moucher le nez, et de lui dire d'arrêter un peu de faire l'intéressant.

De même que Jarry a métamorphosé une blague de potache en chef-d'œuvre, Frédéric Beigbeder transforme en littérature de vieilles blagues de cour de récréation. C'est Toto qui écrit un roman. Souvenons-nous, nous qui n'avons pas le même génie insolent: depuis nos sept ans, nous avons toujours entendu les copains, à l'école, ressasser d'infinies variantes sur «opiner du chef», «enculer les mouches», «je (pisse, pète, ponce, pince) donc (j'essuie, j'ia suis, je fuis, je cuis…)». Plus tard, on retrouvait les mêmes bonnes vieilles blagues interprétées par le cousin charcutier éméché, à la fin du repas de noces de la tante Josette. Mais, dans les vieilles blagues comme dans la musique classique, il y a les instrumentistes médiocres et les interprètes de génie. Concettiste éblouissant, Frédéric Beigbeder est un peu le Paganini du comment vas-tu yau de poêle, le Glenn Gould du c'est ici que j'habite de cheval.

Car il ne faut pas se laisser prendre à ses airs canailles, voire à la basse vulgarité dont il se donne parfois le genre, comme les gosses de bourgeois qui veulent embêter papa et maman. Une vraie pensée se dissimule sous ces apparences. Le début de 99 F donne le ton:

Tout est provisoire: l'amour, l'art, la planète Terre, vous, moi. La mort est tellement inéluctable qu'elle prend tout le monde par surprise. Comment savoir si cette journée n'est pas la dernière? On croit qu'on a le temps. Et puis, tout d'un coup, ça y est, on se noie, fin du temps réglementaire. La mort est le seul rendez-vous qui ne soit pas noté dans votre organizer.

Observons bien la savante construction de cette entrée en matière, l'art consommé du romancier: il fait alterner, phrase après phrase, une vérité première avec un concetto, un jeu de mots ou un aphorisme rigolo qui la rend tout à coup fraîche et pimpante. Bref, l'art de Beigbeder consiste à récupérer le vieux fonds de la sagesse des nations et à lui donner l'air sympa, cool, pas prise de tête. Philosophie de comptoir, certes, mais transcendée, tendance, à l'usage du cadre pressé ou de l'adolescent chébran. C'est un style qui pourrait faire école. On imagine les débuts de romans du futur:

16
{"b":"100606","o":1}