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Force de cette pensée. On entend déjà les flics de la littérature: révélation de ce qu'on sait depuis un demi-siècle et qui tiendrait en six mots. Flics. Flics. Même pas vrai. Parce que: ce qui importe c'est la façon authentique que c'est dit. Comme ça. Brut. Entier. Pas châtré par les fascistes de Saint-Germain. Authentique, c'est. Le pénis sadique-anal, entier. Merde. Et merde aux flics. Qui ne savent pas, qui ne comprennent pas, que quand c'est qu'on redit, et qu'on reredit, c'est justement à cause que c'est vrai, que c'est vraiment vrai. Que cette vérité-là on l'a dans son cœur, à soi. Profond. Profond profond profond profond. Profond.

On s'abandonne volontiers à la puissance contagieuse de cette prose, qui vous étreint à tel point qu'on finit par l'imiter (maladroitement). Elle témoigne de l'effacement contemporain des frontières. L'auteur déteste, on l'a vu, tous les cloisonnements. L'obscurantisme culturel de naguère dressait des barrières entre la grande littérature et la littérature de consommation courante. Christine Angot vend comme grande littérature une bouillie verbale complaisante. En cela, elle est en avance sur son époque. Déjà Duras, vers la fin, penchait vers Voici et France Dimanche. Christine Angot accomplit ce que l'auteur de Yeux bleus cheveux noirs n'a pas eu le temps de réaliser: faire glisser la littérature vers la presse à scandale ou la variété télévisée. Elle en a le langage rudimentaire, les préoccupations minimales, les méthodes efficaces. Pour ce qui est du bouillonnement des idées, de l'élégance de la forme, les textes de Christine Angot ne peuvent se comparer à aucune œuvre littéraire actuelle. À la rigueur à Ça se discute, la brillante émission culturelle de Jean-Luc Delarue. Là aussi les intuitions neuves et généreuses jaillissent dans un sympathique désordre.

De petits esprits, interprétant tout de travers, prétendront que Christine Angot ressasse, dans un style approximatif, des vérités premières. Ils n'apercevront que la recension chagrine de bénéfices matériels ou de joies égocentriques. Un auteur qui se recroqueville sur ses petits chiffres protecteurs et met en scène son recroquevillement. Recension et rétention. Ils ne verront pas l'exploit: avec cela, faire de la littérature. Une telle leçon de médiocrité ne peut être donnée que par un pur artiste. Ce repli narcissique de vieille gamine desséchée par une avarice sénile dégoûte un peu, fait pitié un peu. C'est là le vrai génie: un grand écrivain a l'audace de savoir nous écœurer. Angot est une sainte de la pauvreté d'esprit, que s'acharnent à crucifier quelques intellectuels haineux et bien nourris. Tant d'idiotie touche au sublime, pousse jusqu'au bout l'abnégation de l'artiste moderne. Christine Angot est à l'écrivain contemporain ce que le Judas de Borges est au Christ: personne n'a compris que, pour que le sacrifice soit total, il fallait que le rédempteur consente à être abject et haï pour l'éternité. Personne ne voit que, pour que l'écrivain accomplisse pleinement l'ascèse littéraire, il faut qu'il consente à sa propre nullité. Ce que Christine Angot a le courage de faire. Il est vrai que cela exige, aussi, des dispositions.

Voilà pourquoi cette étude est aussi un appel à la générosité publique. Aidons à l'accomplissement de cette œuvre. Pallions les carences de l'État. Que l'on ne dise pas que notre époque a laissé un grand écrivain dans le dénuement. Christine Angot a besoin, au plus vite, de 140 000 francs pour écrire. Que toutes les catégories sociales s'unissent dans cet acte de salut public, dans ce grand sauvetage culturel. Chômeurs, agriculteurs, infirmiers, instituteurs, universitaires, coiffeurs, soldats, envoyez vos dons (chèques uniquement), à l'ordre de Christine Angot, aux bons soins de M. Jean-Marc Roberts, éditions Stock, Paris. Merci à tous.

C'EST TOTO QUI ÉCRIT UN ROMAN: FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Ami de Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder, avec 99 F , publie une œuvre d'un genre voisin d'Extension du domaine de la lutte: thèse de sociologie et d'économie mise en fiction, utilisant les deux armes du didactisme et du rire. On tient là un auteur majeur du xxe siècle, s'il faut en croire la quatrième de couverture de l'édition de poche de son roman Vacances dans le coma: «Chamfort et Balzac étaient de la même trempe.» C'est d'ailleurs timoré, presque injuste: Radiguet, Cocteau, Crébillon fils, Laclos, La Rochefoucauld, Stendhal ont eux aussi un talent comparable à celui de Beigbeder.

Ce qui le caractérise, c'est la forme de son esprit, malin, caustique, brillant. Il fait figure, dans la littérature contemporaine, du gamin surdoué, l'œil vif, la mèche sur le front, le lazzi à la lèvre. Il vous bricole un roman comme certains préadolescents bricolent des programmes informatiques. Ce n'est pas Beigbeder qui, tel un tâcheron exténué de la littérature, bâtirait une intrigue sur des rebondissements invraisemblables, des péripéties gratuites, des ressorts psychologiques grossiers. On attend de lui qu'avec son insolence de jeune loup, il bouscule nos routines. Bougez avec moi! Positivez! Vivez intensément! Fraîcheur de vivre! Tels sont ses mots d'ordre esthétiques. La trame narrative de 99F est un modèle de fraîcheur. Octave est un jeune publicitaire écœuré par son métier. Il n'a pas le courage de démissionner. Il a quitté Sophie, la femme qu'il aimait, lorsqu'elle lui a annoncé qu'elle attendait un enfant de lui, parce qu'il veut être libre. Il préfère fréquenter une prostituée avec laquelle il ne veut pas de relations sexuelles. Au déchirement entre le devoir moral et l'intérêt se superpose le déchirement entre la maman et la putain. Tout cela est très neuf. On y croit, on s'attache au personnage.

Octave méprise les entreprises qui lui commandent des réclames idiotes et refusent ses réclames intelligentes. La réalisation d'un film publicitaire pour le fromage frais Maigrelette donne la charpente du roman. Au milieu du récit, coup de théâtre: à l'occasion du tournage en Floride, Octave se prend de haine pour les nouveaux exploiteurs capitalistes, les retraités américains vivant grassement de leurs fonds de pension. En compagnie d'un collègue et de la prostituée, devenue vedette du film, il pénètre au hasard dans une villa de Miami et massacre une riche retraitée. La scène répond à une triple nécessité; nécessité psychologique: on y croit de plus en plus, l'évolution intérieure du personnage débouchant inéluctablement sur cette tragédie; nécessité critique: l'ouvrage pointe un doigt vengeur vers les véritables maîtres du monde et, symboliquement, met en pièces l'oppresseur; nécessité esthétique: une scène de violence est toujours la bienvenue pour délasser le lecteur. Il faut du sang partout pour que l'on comprenne bien qu'on n'est pas seulement dans un feuilleton sur le yaourt. On reconnaît le véritable écrivain à cette manière de condenser toute une richesse de sens en une scène.

À l'issue du tournage, re-coup de théâtre: Octave apprend qu'il bénéficie d'une promotion. Ensuite, il remporte un grand prix au festival du film publicitaire; au moment même où on lui remet le prix, un commissaire lui passe les menottes sur scène. L'efficacité narrative et le sens du condensé sont tels ici (récompense et châtiment) qu'ils emportent l'adhésion. On y croit tout à fait. Que nous sommes loin des bas procédés feuilletonesques, que nous sommes contents de lire ça plutôt que de regarder une série télévisée. D'ailleurs les coups de théâtre se succèdent à un rythme serré, puisque tout le monde se suicide, ou tente de se suicider, Marronnier (un collègue d'Octave) et Sophie. On ne peut plus lâcher le livre, on se demande qui encore, dans ce monde crépusculaire de la publicité, choisira à son tour l'issue fatale.

En prison, Octave connaît la rédemption, et se met à aimer sa petite fille, qu'il n'a jamais vue. C'est du Dostoïevski, et le lamento du héros incarcéré, seul face à sa vie détruite, atteint des accents lyriques inouïs dans la prose française. Entretemps, encore un coup de théâtre: ceux qu'on croyait morts ne l'étaient pas. Les deux suicidés vivent en fait une vie idyllique sur une île tropicale, en compagnie d'autres privilégiés faussement morts, Marilyn Monroe, Romy Schneider, la princesse Diana, etc. L'épisode est l'occasion de quelques descriptions lyriques de la nature tropicale, et présente l'avantage de citer beaucoup de noms célèbres. On hésite: s'agit-il d'un numéro de Voici, ou d'une parodie des faux idéaux de bonheur répandus par la publicité? Cette hésitation est précisément le produit de l'habileté de l'auteur. Mais l'hésitation ne dure pas, car le message doit être clair: nouveau coup de théâtre, l'ami, ne supportant plus ce paradis vide, se suicide pour de bon, démontrant ainsi à quel point les fausses valeurs de notre monde sont meurtrières (symbole).

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