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(à découper et insérer dans le prochain livre de C. Angot)

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Quelle richesse, quelle mine d'idées neuves, passionnantes, que d'émotions! Dans L'Inceste, l'auteur stigmatise à juste titre son amie Nadine:

Nadine est insupportable, et je ne suis pas seule à le dire […]. Quand elle déballe à table ses problèmes de tournage, Catherine Decourt par-ci, Dupont par-là, Durand, Emmanuelle Vigner, qui lui a offert pour Noël de l'année dernière une montre à un prix fou.

Christine Angot, elle, a compris qu'il ne fallait pas «déballer» tout cela à table (quel intérêt?) mais noir sur blanc, en deux cents pages, sous une couverture bleue estampillée Stock. Ragots et règlements de comptes deviennent alors, ipso facto, de la littérature. N'importe quoi n'importe comment, c'est ainsi qu'on écrit une œuvre libre et vraie. Il suffisait d'y penser. Comme Proust, Christine Angot fait de l'art avec des riens, transforme sa vie en œuvre, élève le récit jusqu'à la méditation philosophique. L'argumentation serrée de l'auteur sait emporter la conviction, lorsqu'elle discute les jugements négatifs que des béotiens se permettent:

«Jean-Marc Roberts a permis à des journalistes de suivre le lancement interne du livre […] pour créer une rumeur et cristalliser un effet de mode.»

Non.

«Elle a pris des leçons d'emphase et de terrorisme chez Marguerite Duras. Il n'est pas question de jugement littéraire dans cette affaire, mais de surenchère, de mise en spectacle d'un tempérament.»

Faux.

Ou, plus classiquement, après une longue citation de lettres de lecteurs mécontents: «c'est tous des cons, et ils sont plus nuls les uns que les autres.» Comme elle a raison. Pas besoin d'argumenter: la qualité de l'œuvre, les termes de la dénégation parlent d'eux-mêmes, disent la générosité, l'intelligence. On est touché au cœur par la sobriété de la plaidoirie. Le dépouillement de l'idée frappe le lecteur à chaque page de Christine Angot. Ses livres regorgent de ces formules denses et lapidaires faites pour passer à la postérité:

l'amour c'est important

ou de ces tranches de vie à l'intensité déchirante sous l'apparente impassibilité:

Claude m'installe l'imprimante, on dîne ensemble, je lis. Il part, on se dit à demain, j'embrasse Léonore, je me couche tôt, à onze heures, je prends trois quarts de Lexomil, il faut que je dorme. Je m'endors. Je dors, je rêve.

Quel talent. Mais tout cela ne constitue pas l'essentiel d'une œuvre telle que Quitter la ville, et ne saurait donner une idée de sa bouleversante originalité. Fait rare, elle crée un thème littéraire radicalement nouveau. Jean-Pierre Richard a étudié les rêveries matérielles de nombreux écrivains contemporains. Il trouverait chez Christine Angot une rêverie du chiffre, singulièrement du chiffre de vente et du montant des droits d'auteur, dont le caractère obsessionnel indique assez qu'elle domine l'imaginaire de l'auteur. Dès les premiers mots du livre, on plonge à des profondeurs inouïes:

Je suis cinquième sur la liste de L'Express, aujourd'hui 16 septembre. Et cinquième aussi sur la liste de Paris Match dans les librairies du seizième. Je suis la meilleure vente de tout le groupe Hachette, devant Picouly et devant Bianciotti […]. À seize heures il y avait mille cent ventes pour la province et en général Paris c'est plus. On allait avoir deux mille.

Après ce démarrage fulgurant, la suite ne fait qu'approfondir la rêverie, accentuer le vertige:

Les chiffres sont en baisse aujourd'hui vendredi 18, mille cent. Mais c'est exprès les chiffres seront énormes lundi. Il n'en reste plus que neuf mille neuf cent soixante-dix à Maurepas. En tout on en a déjà vendu vingt-trois mille deux cent trente. La semaine prochaine j'ai l'ouverture de L'Express, Télérama, et quatre pages dans Elle d'entretien avec Houellebecq […]. Pourquoi lundi les chiffres seront énormes?

Le lecteur haletant, brûle en effet de savoir. Pourquoi?

Parce que c'est LDS, la grande distribution, qui s'approvisionne, les supermarchés, les Carrefour, qui jusque-là avaient fait moins de commandes. À France Loisirs, il paraît qu'on leur demande le livre.

Parmi des dizaines de pages semblables, fête permanente pour l'esprit, on ne résiste pas au plaisir de citer quelques passages particulièrement émouvants:

On en a vendu exactement vingt-trois mille deux cent trente. Le tirage actuel est de trente et un mille, dix mille couvertures nouvelles sont prêtes, on va voir. Hélène pense que ça va durer comme ça jusqu'en décembre. Damien l'espère. À la soirée de l'hôtel Costes, Jean-Marc n'avait jamais vu Christiane, depuis des mois, rire comme ça.

Le lecteur partage joies et peines, espère avec l'auteur, se réjouit avec ses amis, souffre avec des personnes si sympathiques du moindre signe de fléchissement des ventes. Heureusement,

Sur une base de 50 000 exemplaires vendus, Jean-Marc et Philippe Rey ont calculé qu'ils me doivent, ayant déduit l'avance, environ 700 000 francs. Les droits d'auteur, les droits poche, 200 000, c'est beaucoup. Sans compter les droits poche pour Léonore, toujours 30 000. Ceux pour Vu du ciel et Not to be, que Gallimard publie, mais ce sera peu. Plus les droits étrangers. Einaudi, un contrat de 45 000 francs, un autre éditeur proposait 50 000, mais la diffusion aurait été, m'a dit Jean-Marc, moins bonne, ils ont privilégié la marque, Einaudi. L'Espagne et le Portugal, ça vient de se concrétiser, 50 000 l 'Espagne, 13 000 le Portugal […]. Avant j'avais des chiffres plus précis mais je les ai perdus.

Hélas. C'est en effet une lourde perte pour la littérature. Rêvons à ce qu'eut été ce livre avec des chiffres plus précis. Et stigmatisons au passage, avec l'auteur, la carence des institutions culturelles, qui ne savent pas encourager les écrivains démunis:

le CNL a refusé son aide. Alors que. Je demandais une année sabbatique, pour être tranquille, 140 000 francs ils auraient pu me les donner.

Certes, le ministère de la Culture lui a proposé la médaille des Arts et Lettres, mais, aussi méritée qu'elle soit, une décoration ne fait pas vivre.

On le voit, cette œuvre, comme toutes les grandes œuvres modernes, est spéculaire: Christine Angot vend des ouvrages qui parlent de la vente de ses ouvrages. Cependant, Quitter la ville n'est pas seulement cela. Il s'agit d'un texte multiple, un livre-univers: traité de commerce, livre de compte, essai sur la création. Son caractère spéculaire n'empêche pas cette œuvre de revendiquer une action sur la réalité. Si Rousseau et Diderot ont bouleversé le sort de l'Occident, il est non moins vrai qu'après Quitter la ville, le monde ne sera plus jamais le même:

C'est la vie des écrivains qui compte. Savoir ce que c'est. On entend le mensonge et on entend la vérité, on entend le dedans et on entend le dehors, on est en soi et on est hors de soi, hors de soi, oui parfois hors de moi, en moi et hors de moi, pas folle, en moi et hors de moi, les deux, je prends la langue à l'intérieur et je la projette, dehors, la parole est un acte pour nous. C'est un acte dont on parle. Quand on parle c'est un acte. Et donc ça fait des choses, ça produit des effets, ça agit. C'est un acte, ce n'est pas un jeu, un ensemble de règles de toutes sortes. Ce n'est pas une merde de témoignage comme on dit. C'est un acte. C'est vraiment un acte.

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