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Contre l'oeil
La forêt
Mémoire pauvre
Un secret de tristesse se perd loin de la face
Et dans le brou de lumière disparaît
Même le visage natal
Même soi, sueur et cendre

Bernard Vargaftig fait preuve d'un peu plus d'audace peut-être dans l'incompréhensible, dans la superposition du concret et de l'abstrait. S'il affectionne les mots en -ment, il connaît la nécessité, lui aussi, du silence, du cri et de la déchirure, aucun des accessoires obligatoires ne manque à sa panoplie. On doit ne pas savoir de quoi on parle, mais éperdument, comme en témoignent ces extraits de poèmes publiés dans Conférence n° 10-11, printemps-automne 2000:

Respiration tout à coup
Renversement changé en distance
Quand le déchirement se fait
La clarté l'aveu toujours si insoumis
Auquel chaque instant impatiemment
ressemble
La peur et le début l'image
Que les glaciers précipitent
L'ensoleillement n'est-il qu'un cri
Le frémissement existe
Avoir vacillé craque toujours
Où s'accentue la promptitude
À quoi le désastre éperdument consent
La nudité de l'insistance un ravin

Et ce sont, ainsi, des «effleurements» et des «dessaisissements», des «consentements» et des «pressentiments», des «réitérations» et des «stupéfactions». On ne s'ennuie pas une seconde.

Le métaphysique-imagé-sérieux est un modèle qui exige une vraie maîtrise. Veston, chemise ouverte. Lumière, souffle, visage, miroir, vent, masque, vide, silence et ciel. Bernard Noël est un grand maître contemporain:

La vie est une cascade
Le désir la remonte
tout acte proclame notre liberté
puis l'action se perd dans la multitude
le monde n'est pas fini
et quand le vent se lève
notre visage est différent
l'amour défait l'amour
pour devenir plus que lui-même
qui va mourir
sait que la beauté est inexorable
je regarde ton souffle
l'obscur du temps est un ongle
derrière l'oeil
il faudrait tenir sa langue
jusqu'au commencement du monde
la lumière est terrible

Mais les petits maîtres, comme Jean-François Mathé, ne déméritent pas:

déjà tombe à travers la lumière
toute une vide avalanche d'au-delà
qui me laisse debout
enfoui dans la clarté
je n'ai à avancer qu'en moi-même
en poussant sans la déchirer
la mince paroi du souffle

Et tout cela, forcément, en vers libres. Comme le dit Jacques Roubaud dans La Vieil lesse d'Alexandre, à la question «Qu'est-ce qu'un vers?» le vers libre répond: «Aller à la ligne.» Et quand va-t-on à la ligne? Lorsque la phrase ou le membre de phrase est fini. Le vers libre standard, celui qui se pratique couramment, s'adonne ainsi à ce que l'on appelait autrefois l'«analyse logique», par le découpage syntaxique. Cela facilitera le travail des lycéens du futur. On ne comprend pas toujours bien, mais qu'est-ce que c'est beau. Quel besoin de comprendre, d'ailleurs? Demande-t-on à comprendre la poterie de Vallauris que l'on pose sur le buffet de la salle à manger?

La fortune souriant à l'audacieux, j'ai eu la chance de tomber par hasard sur le paradigme de la poésie académique moderne, harmonieusement compassée. Celui qui pourrait servir de moule à une standardisation de la production. Le moule en question se trouve en dernière page du n° 13 de la revue trimestrielle Chroniques de la Bibliothèque nationale de France. Une référence culturelle. Cette livraison – voyons là un heureux présage – est celle du tournant du millénaire: décembre 2000 -janvier-février 2001, qui sera aussi, si le conservatisme ne l'emporte pas sur l'esprit de novation, celui du renouveau total du mode de création poétique. Je me contente, avant de satisfaire la concupiscence de l'amateur de lignes inégales, de recopier les précisions dispensées par cette gazette digne de confiance sur l'auteur de la merveille:

Patrick Tudoret, né en 1961, est l'auteur de trois romans publiés aux éditions de la Table ronde: Impasse du Capricorne (1992), Les Jalousies de Sienne (1994) et La Nostalgie des singes (1997).

Je demande à présent au lecteur de bien vouloir respecter le silence le plus absolu, car voici la chose:

Mousson

L'Orient au loin dessine une fleur d'ambre
La nuit calque ses pleurs et ravit les mémoires
Elle s'ouvre encore
À des sillages
Où des moussons intimes
Ont jeté leurs pluies noires
Il reste un peu de vent
Des parfums alanguis
Où meurent trop de visages
Des enfants égarés
Des femmes évanouies
Il reste un peu de jour
Où passent en souffrance
Un amour
Et des yeux sans regard
Et des croix de silence

Ce petit chef-d'œuvre suffirait à lui seul à ruiner l'axiome inaugural de Gombrowicz dans Contre les poètes: «Presque personne n'aime les vers, et le monde des vers est fictif et faux.»

Pour le thème, on a là quelque chose comme «Nuit de Chine, nuit câline, nuit d'amour» (même si c'est l'Inde ou la Thaïlande), en plus pathétique, mais le poète académique contemporain se doit d'être légèrement pathétique, comme on l'aura observé (pathétique ou sentencieux, ou les deux). Les détails importent peu et n'apportent guère d'autres informations. Mais enfin, l'expression diffère, et c'est elle qui nous importe, si nous voulons parvenir à nos fins, augmenter la production tout en libérant le poète de ses souffrances.

Nous avons compris le principe du vers libre. Il nous reste à assimiler le fonctionnement sémantique, syntaxique, lexical de la chose, et le tour sera joué. Heureux détenteurs de la formule du Coca-Cola lyrique, nous pourrons inonder le monde de nos produits.

Sémantiquement, rien de très neuf: chaque vers doit contenir une impropriété qui puisse avoir l'air d'une possible métaphore. La métaphore est par excellence ce qui fait poétique. L'impropriété consistera donc à réunir un substantif et un verbe, un substantif et un adjectif, un verbe et un complément, etc., qui ne vont pas ensemble normalement: «L'Orient dessine». «La nuit calque», «Calque des pleurs». «Des croix de silence». Du moment que ça ne se peut pas, c'est bon. Ce n'est quand même pas la peine de faire de la poésie pour parler comme tout le monde.

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