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Pierre Autin-Grenier

ou la philosophie de comptoir

On comprend que cette démarche puisse séduire. Mais la critique a tendance à prendre les principes esthétiques pour la réalité du texte. Les généralités émises par Bertrand Visage ne correspondent pas toujours aux mots, et certains Moins que rien tombent dans le piège qu'ils se sont tendu à eux-mêmes: la synthèse du général et du particulier, la recherche du dénominateur commun font courir le risque du propos de comptoir érigé en littérature. Associer le banal et le cosmique peut donner des textes drôles et bouleversants. C'est ce que ne cessait de faire Vialatte dans ses chroniques. Les préoccupations les plus quotidiennes, jardinage, soins de beauté, y prenaient des dimensions métaphysiques. Mais les Moins que rien, à partir du même principe, inversent la démarche de Vialatte. Le cliché y devient une réponse toute faite, alors que Vialatte le prenait comme matière première, le travaillait jusqu'à le transformer en autre chose, une invention, une question.

Contrairement à ce que dit Bertrand Visage, chez certains des auteurs publiés dans le même numéro de la NRF , la banalité tient lieu d'inventivité, l'interrogation se fige en poncif. Lorsqu'il parle du Lagarde et Michard, François de Cornière ressort les inusables plaisanteries sur les couples de noms, «Boule et Bill», «Boileau et Narcejac». Il oublie Roux et Combaluzier, Jacob et Delafon. Pierre Autin-Grenier nous informe de la «réelle vacuité de nos existences», de «la fragilité du Bidochon». Nous apprenons que «notre pouvoir de décider ne vaut pas tripette». L'expression familière toute faite tient lieu d'audace stylistique. Du moment que l'écrivain s'exprime comme le premier venu, c'est sûr, il resserre le «lien collectif» autour de quelques vérités premières. L'homme, notons le caractère novateur de la métaphore, est une «infime particule de poussière» qui s'acharne «à un joyeux hara-kiri». S'agit-il de création, ou de conversation à bâtons rompus sur le zinc du bistrot?

Inévitablement, ces intéressantes considérations se poursuivent autour d'un plat «authentique» (gibelotte de lapin), servi par une dame anonyme, mais dévouée, dont le rôle se réduit à remplir les assiettes et à recueillir inquiétudes cosmiques et trouvailles du philosophe narrateur. Ce dernier l'entretient de «Copernic, Darwin et Freud», dont on apprend que «c'est quand même pas les Pieds nickelés». Dans le genre métaphysique et gros rouge, les Brèves de comptoir recueillies par Jean-Marie Gourio font preuve d'une créativité nettement plus convaincante.

Eric Holder et son œil à craterelles

Il y a plus ennuyeux. En fait d'intérêt envers le «collectif», on s'aperçoit que la littérature envisagée de cette manière ne fonctionne plus que sur le localisme, et en grande partie sur ce comble du localisme qu'est l’égocentrisme. Éric Holder, dans La Belle Jardinière , fournit un bon exemple du localisme extrême pris comme valeur. Il faut un quelque part: ce sera la Seine-et -Marne. En Seine-et-Marne, le petit coin à nul autre pareil (en dépit bien entendu de son apparente banalité, mais il faut savoir regarder): Thiercelieux. Formules typiques: «ici, on…». Pour que l'extraordinaire du banal soit complet, il importe évidemment qu'on ne puisse «chercher ce nom sur une carte» (cliché et rodomontade: voir la carte Michelin au 200.000e n° 61. L 'auteur de ces lignes, il le confie en toute modestie, connaît et pratique Thiercelieux depuis longtemps). Enfin, à Thiercelieux, les zones bien particulières, coins à champignons par exemple. D'où une spécialisation extrême, qui fait de chaque individu un concentré de particularités répondant aux particularités de la nature: «J'aime y aller [aux champignons] avec G., qui est dessinateur: il a un œil à cèpes. Je l'ai, pour moi, à craterelles.»

Ce passage est le plus significatif de ce petit livre. Le narrateur a l'œil à craterelles: cela signifie en réalité qu'il n'a d'œil que pour lui. Ayant l'air de parler des choses, on ne parle que de soi, de sa fine et admirable capacité à accueillir le monde. Le monde n'est au fond que la traduction des aptitudes et des capacités de l'auteur, nanti d'un œil à craterelles, d'une main à courgettes, d'un nez à choux-fleurs. L'écrivain de l'objet authentique fait la roue en toute modestie. L'incipit de La Belle Jardinière est révélateur, dans sa fausse ironie, de cette vraie fatuité: «Je suis l'écrivain le plus connu de Thiercelieux.» Cette obsessionnelle préoccupation de soi, conséquence logique du localisme, se retrouve partout: lors d'une séance de strip-tease agricole, le narrateur, au départ simple comparse, s'avère unique objet des désirs de la belle: «Elle ne cessait pas de me regarder», «- C'est toi qu'elle veut. – Je sais». Il nous explique que construire un mur, c'est faire un portrait, tout le passage se terminant par ces deux mots: «le mien»; il raconte comment il a été choisi, «au nom d'une certaine idée de la littérature française», par un grand critique élitiste pour qui la littérature «était affaire d'honneur et de goût». Hélas, le «goût» du Holder écrivain se contente bien souvent de telles pauvretés: «Il n'est pas étonnant que certains champignons soient hallucinogènes. Ils sont déjà hallucinants.»

La quête de l'objet authentique menace naturellement de verser dans l'autosatisfaction, et plus encore dans la satisfaction en général. Le minimalisme a vocation à devenir une variété microscopique du pittoresque. De même qu'il y eut une littérature cosmopolite, Larbaud et Morand, voici la littérature microcosmopolite, qui nous envoie des cartes postales touristiques du potager du coin. Ce n'est pas tellement le potager qui est en cause, mais la carte postale: l'esthétique de la couleur locale, assumée sans ironie et sans interrogation. Les choses sont ce qu'elles sont, tout est bien. Les gens ont raison d'être comme ils sont. L'objet authentique est bourré d'être jusqu'à la gueule, abominablement confortable. Comme le dit Éric Holder, «ces dimanches-là, nous savons bien qui nous sommes, et où nous sommes.» On peut rêver pour la littérature d'autres ambitions que de se faire le matelas des siestes postprandiales.

Le je de Holder affiche sa qualité d'artiste, d'écrivain, en même temps que les symptômes de son authenticité, le lieu perdu, le vieux poêle, le savoir-faire, l'intuition des choses de la nature. Les deux instances de cette double identité s'emploient, dans La Belle Jardinière , à se passer la rhubarbe et le séné: l'écrivain recueille l'authentique, le fait passer dans le langage, car l'authentique ne consent pas à se dire, il a autre chose à faire, sa tâche à lui c'est d'être. Et quand on est, on n'a pas besoin de le dire. De son côté, l'authentique attribue à l'écrivain cette intensité, cette communion avec les choses qui fait défaut au banal homme d'écriture. Le langage trouve sa rédemption dans l'authentique, l'authentique accède à la conscience de lui-même par le langage.

Sans doute, tout écrivain vise un objectif semblable: réconcilier, dans le livre, le dire et l'être. On ne peut pas reprocher à Éric Holder de tenter, à sa manière, la synthèse. Mais il est toujours gênant, dans un livre, de voir le dénuement, l'exil, l'absence se transformer un peu trop vite en rhétorique, s'exhiber comme des valeurs. Chez les écrivains probes (les grands écrivains donc) la présence et la perte ne cessent de se creuser, de s'affronter dans le langage, l'extrême particularité ouvre sur une inquiétude. Vialatte écrivait dans «Célébration du petit pois»:

Une seule minute d'attention à une chose, et le monde s'arrête de tourner. Une minute d'attention aux choses, elles deviennent fantastiques et incompréhensibles; dangereuses, menaçantes, irréelles. C'est ce qui est arrivé à Kafka. Tout son art est sorti de l'attention; d'une attention spécialisée. Regardez cinq minutes une oreille, un chef de gare, un morceau de bois, une écrevisse, et vous deviendrez rapidement fous. Il n'est rien de tel que d'isoler un grain de caviar, un petit pois ou un œuf de poule et de ne plus s'occuper que de lui pour ne plus croire à son existence.

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