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Mais cette douceur, cette continuité des choses, comme un vaste corps offert, l'écriture ne peut se contenter de les reproduire en elle, ni même de nous en proposer la jouissance: elles doivent, nous le savons, demeurer travaillées, dans les formes du style aussi, par le tourment, ou le tournoiement d'une légèreté émancipante, d'une chair ou d'un sens manquants, d'un vide «souverain».

Ainsi les objets, les matériaux, les sensations étudiés par Jean-Pierre Richard témoignent-ils toujours d'une double postulation, et portent-ils la trace du travail de forces contradictoires: ouvrir le manque et le compenser; l'imagination poétique les met en œuvre pour demeurer au plus près de l'expérience fondamentale du manque d'être par lequel de l'être peut advenir. Ainsi le texte littéraire engendre-t-il bel et bien du réel.

Dans cette démarche, Jean-Pierre Richard est à la fois l'héritier de la psychanalyse existentielle sartrienne, qui se propose de «dégager le sens ontologique des qualités», et de l'imagination matérielle selon Bachelard, qui oppose le travail humain, la volonté transformatrice à ce qu'elle estime être la passivité existentialiste. Et, de fait, dans sa manière d'aborder la relation de l'œuvre avec ce «rien» originel, Jean-Pierre Richard semble se donner pour objectif de faire observer le travail incessant de synthèse créatrice, la spirale où, au cœur du langage littéraire tel qu'il constitue (et non exprime) l'expérience fondamentale, l'absence et la présence, le voyant et le visible s'engendrent mutuellement. Il rejoint là spontanément une autre phénoménologie, celle de Merleau-Ponty, dominée, dans Le Visible et l'Invisible, par la figure de l'entrelacs et la notion de chair (évoquée dans l'«Avant-propos» de Terrains de lecture). Le tempérament de Jean-Pierre Richard, qui le porte à l'accord, à l'éloge, à la jouissance et à la fraternité, correspond bien à cette philosophie de la réversibilité qu'est celle de Merleau-Ponty, où la chair est ce «rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant», «retour sur soi du visible, adhérence charnelle du sentant au senti et du senti au sentant». L'expérience du langage elle-même obéit à ce principe:

Quand la vision silencieuse tombe dans la parole et quand, en retour, la parole, ouvrant un champ du nommable et du dicible, s'y inscrit, à sa place, selon sa vérité, bref, quand elle métamorphose les structures du monde visible et se fait regard de l'esprit, intuitus mentis, c'est toujours en vertu du même phénomène fondamental de réversibilité qui soutient et la perception muette et la parole, et qui se manifeste par une existence presque charnelle de l'idée comme par une sublimation de la chair.

Jean-Pierre Richard semble ainsi donner à la critique le rôle que, selon Merleau-Ponty, Husserl donne à la philosophie:

En un sens, comme dit Husserl, toute la philosophie consiste à restituer une puissance de signifier, une naissance du sens ou un sens sauvage, une expression de l'expérience par l'expérience qui éclaire notamment le domaine spécial du langage. En un sens, comme dit Valéry, le langage est tout, puisqu'il n'est la voix de personne, qu'il est la voix même des choses, des ondes et des bois.

On voit bien, dans la manière dont Jean-Pierre Richard travaille les textes, comment il entend «restituer la puissance de signifier». Son imaginaire critique le conduit à rechercher des formes, des textures privilégiées, à se les approprier. Elles deviennent presque autant les siennes que celles des auteurs qu'il interroge, et sans doute n'a-t-il choisi ceux-ci que parce qu'ils les offraient à sa propre rêverie. Dans l'imagination matérielle, ce qui attire son attention de manière privilégiée, ce sont, conformément aux principes de Bachelard, les traces et les étapes d'un travail: genèse, métamorphose, étirement, construction. D'une manière très générale, il scrute les processus de différenciation et d'indifférenciation, les manières dont une entité se constitue et se défait. Ainsi dans La Mer de Michelet, où l'élément marin est présenté comme mucus ou comme glu:

Dans cette continuité il faudra bien envisager pourtant quelques fractures: le lieu où quelque chose se produit, celui où il cesse d'être, celui aussi, peut-être, où il se heurte à quelque chose d'autre.

Ainsi chez Ponge:

ce qu'il faut percevoir, c'est la manière […] dont la continuité suggérée de la gluance se lie à une vertu exactement inverse, le pointillé, le granuleux du gui. Dans le tissu homogène de la glu, le texte oblige à imaginer l'individualité, le détachement des baies de gui.

Ces quelques lignes sont caractéristiques: la continuité informe, la viscosité représente la pâte même du monde, en tant qu'elle s'offre comme matériau à travailler (le visqueux, le gluant n'est pas seulement, comme fusion du solide et du liquide, comme continuité informe, l'image du matériau originel. Il n'est originel que parce que la conscience créatrice est déjà présente en lui, que dans la mesure où elle s'annonce en lui. Le visqueux représente l'état de disponibilité du monde, la synthèse de son opacité et de la ductilité de l'esprit: à la fois compact et défait, le visqueux ouvre le monde comme possible). Au cœur de cette continuité intervient une opération qui informe, individualise et sépare. Bref, à partir de quelque chose qui est de l'être, la présence à l'état pur, on assiste à la formation d'un être. Moment équivoque, entre le deuil suscité par la rupture et la joie d'une naissance. Mais l'être ainsi constitué ne se définit pas seulement dans la négation de ce dont il s'est détaché: la forme ne cesse de renvoyer à l'informe, l'informe exige en quelque sorte la forme pour devenir pleinement lui-même. On retrouve cette relation dans de nombreuses études. Dans celle consacrée à Michelet:

Le corail va, presque sans transition, de la glu au rocher, à l'herbe qui le recouvre, au polype qui l'anime, à la chair qui le recueille.

Dans l'analyse de Lorenzaccio, sous les espèces du multiple et du singulier:

Quant à l'herbe des bois, à la pelouse des jardins, heureusement mariée aux troncs et aux cascades, elle fabrique un champ, tout maternel, de fécondité, de singularité aussi: ce qui séduit en elle, c'est la première fleur qu'elle produira, et c'est l'ensemble de ses brins encore, «tous les brins d'herbe de mes bois». Cette combinaison, un peu folle, du singulier le plus minime et de l'ensemble le plus vaste, a de quoi attacher l'imagination.

Parfois, un équilibre s'instaure entre le point (tension vers l’infiniment petit de l'être qui se rétracte sur sa singularité) et la ligne (tension vers l'illimité de l'être qui s'étend hors de lui-même). Ainsi la pluie, obsessionnelle chez Jean Rouaud: entre la goutte d'eau, «qui marque l'accès à une individualité de l'élément, à une suffisance aussi», et l'averse qui réveille la diversité des choses. Le travail de l'écrivain dans l'idéal, parvient à cet équilibre, et l'écriture au sens matériel du terme, telle que la conçoit une vieille institutrice, tante du narrateur, c'est-à-dire la plume étirant en lignes les gouttes d'encre, les retournant sur elles-mêmes, est à l'image de la littérature: «Car ce qu'il faudrait d'abord sauver dans l'écriture, style et vision mêlés, ce sont bien en effet, comme le pense la petite tante, les pleins et les déliés: plénitude et déliement, chacun menant à l’autre, protégeant l'autre.»

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