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Crab fuit dans tous fes sens. Il se dérobe devant. Il s’éclipse par-derrière. Il se rue hors. Il décline l'offre. Il évite le sujet. Il noie le poisson. Il passe son tour. Il s'absente un moment. Il prend congé. Il change de trottoir. Il cherche refuge. Il scie la branche sur laquelle il est assis pour se faire un cercueil de belles planches.

Chevillard fait sans cesse mine de se laisser prendre, les fragments retombent sur des clichés, mais ces chutes formulaires raniment le cliché: vous croyiez m'avoir, je vous échappe au moment où vous me prenez, vous alliez me ravir et vous êtes ravis. Un texte de Chevillard produit toujours l'effet d'être totalement contrôlé par quelqu'un qui cependant n'accorde pas d'importance excessive à ce contrôle ni à la chose contrôlée. Qui nous abandonne distraitement un fragment de perfection. Le lecteur consent à se laisser prendre à condition qu'on lui laisse le loisir de faire semblant de croire à une certaine innocence du texte. L'innocence n'exclut pas la conscience, elle la limite. Elle correspond à un certain degré d'adhésion de ce qui parle au discours. Qu'est-ce qui parle, dans un texte littéraire? Quelqu'un qui se trouve au-delà du texte, narrateur, auteur, qui aurait éventuellement quelque chose à ajouter, à retrancher? Le texte tout seul, sans personne? Quelqu'un qui n'est jamais là, mais qui sera le seul à lire le livre: le lecteur? Ce qui parle, est-ce une conscience débordant les mots, les suscitant, les interprétant? Ou les mots tels qu'ils sont, à jamais? Ce qui parle n'est ni texte ni hors-texte, ni mot ni conscience, ni ruse ni innocence, mais la substance de leur union, leur texture.

De manière générale, les objets ont tendance, comme pour mimer la texture, à se confondre avec ce qui les suscite, de même que la narration prend son sens dans l'objet qu'elle évoque. Le texte multiplie les paradoxes et les effets de circularité, qui constituent autant d'armes rhétoriques dans la pêche au lecteur. Par exemple, la gratuité apparente de toute narration (aucune qui ne présente plus ou moins, vers cinq heures, le syndrome de la marquise) se trouve rétribuée par la narration même, la justification d'un objet est fabriquée par les conséquences qu'entraîné sa manifestation:

[…] Crab essaie de sortir un sparadrap de sa pochette en papier. Ne parvient pas à déchirer celle-ci. S'énerve dessus sans succès. Mord dedans, en vain. Il s'équipe et s'acharne, et se blesse au doigt avec des ciseaux de couture. Réussit enfin à sortir le sparadrap, qu'il colle sur la petite plaie saignante de son doigt.

Crab n'est pas de ceux qui disent: On ne saurait comparer telle et telle chose. Il ne voit pas ce qui pourrait l'empêcher de comparer par exemple un chien et une aiguille […]. S'il est parvenu à la conclusion que le chien supplantait l'aiguille, dans l'absolu, que le chien est globalement supérieur à l'aiguille, et qu'il doit recoudre un bouton, Crab utilise le chien. On ne manque pas de lui faire remarquer alors, en le voyant peiner sur son ouvrage, qu'avec une aiguille il en serait déjà venu à bout. Et Crab est obligé de lâcher son chien sur ces malins pour leur prouver qu'il a raisonné juste, et même puissamment.

L'objet est bien là et en même temps on l'escamote, il disparaît et reparaît sans cesse, pris dans la circularité de sa fonction: il justifie le texte, le texte le justifie, et pourtant rien n'est justifié. Nous sommes pris dans les mailles de la texture, ce matériau sécrété par le jeu, l'accouplement et la procréation du poisson et du pêcheur, de l'auteur et du lecteur. Le lecteur trouve dans le texte ce qui lui manque, il peut quelques heures être ou jouer à être ce qu'en dehors du livre il n'est jamais: une conscience pourvue du poids, de l'épaisseur des choses sans cesser d'être conscience, une chose aussi translucide que la conscience. L'écart qui le sépare des choses se trouve reporté comme à l'intérieur d'elles, l'écart devient l'être lui-même au sein de la texture. L'écrivain, quant à lui, trouve dans le texte le lecteur. Il ne peut exister seul. Il écrit son texte sur le mode du «comme si», d'un virtuel que le regard radicalement autre, toujours présent à l'horizon de son texte, transformera en actuel. Il a besoin de ce regard inconnu qui serait à son texte ce que lui ne parvient jamais à être, lui donnerait l'évidence dont il se trouve dépourvu, et pour qui il apprête la place, comme un dieu disposerait idéalement la matière qu'un esprit errant ne pourrait s'empêcher de venir habiter. Chacun de son côté cherche l'autre. Le lecteur se trouve face à un objet étrange qui lui propose l'intimité de son étrangeté. L'auteur, intimité vide et dépourvue de sens, s'avance vers l'étrange, vers la possibilité du regard qui le rendra étrange à lui-même.

L'auteur à la fois est et n'est pas son livre. Comme il est son livre, voici que sa conscience n'est plus cette activité à l'existence incertaine et fuyante, elle s'est concrétisée en un objet indubitable, substantiel. Mais comme il n'est pas son livre, cette substance ne renferme pas, ne l'épuisé pas, elle se renouvelle et se nourrit sans cesse d'elle-même, à condition que le livre même soit constitué de telle sorte que sa différence ne s'épuise pas. Il faut être mort pour ses lecteurs, afin de rester indéfiniment en deçà de son livre. De ne pas sortir de cette inépuisable réserve de non-être qui laisse vivre le livre. L'écrivain qui en sort s'enrhume vite. Vouloir être écrivain, c'est vouloir accéder au sens par l'insignifiant, vouloir que le public se charge de transformer l'inessentiel en essentiel.

L'objectif du texte est toujours plus ou moins narcissique. Il s'agit d'affirmer la différence de l'auteur lui-même. Il est différent par la singularité de son livre, mais toujours infiniment différent de cette singularité. Différence sans contenu, comme celle de Crab: différence pour la différence, dépourvue de qualité intrinsèque, de communicabilité, différence qui ne nourrit pas. Mais précisément, cette absence de contenu, cette probité inflexible dans la recherche de la gratuité qui rapporte confère aussi au texte (à son écriture, à sa lecture) sa valeur éthique, à l'extrémité de sa non-valeur. À ce point, l'habileté peut se renverser en innocence. L'apprentissage de la différence vide revient à une forme d'ascèse: dans la fantaisie et les paradoxes incessants des ouvrages de Chevillard, plus rien ne tient, plus personne ne peut se resserrer frileusement autour de ce que l'on croit posséder, de ce que l'on se figure être, le jeu ouvre toutes les possibilités. Le narcissisme absolu se perd dans la dissolution des identités. La perfection obstinément recherchée rencontre sur son chemin la nécessité de la faiblesse. La pure stratégie rhétorique devient apprentissage de la dépossession. L'exercice formel se transforme en requête de la grâce, et cette requête peut-être est la grâce même, qui s'ignore. C'est ainsi que la qualité esthétique est aussi une qualité morale et une forme de la vérité. Appelons cette qualité multiforme la justesse.

JEAN-PIERRE RICHARD: LA CHAIR ET L'ENTRELACS

Peu d'universitaires aujourd'hui s'attachent, comme Jean-Pierre Richard, à commenter les écrivains contemporains, à en étudier les textes à chaud, presque au moment de leur parution. Ils ne sont guère plus nombreux à pratiquer la critique en renonçant à l'arsenal de l'érudition, de la citation, de la référence savante. Jean-Pierre Richard braconne à mains nues parmi les livres. Dans son dernier recueil, Essais de critique buissonnière, il pousse l'audace jusqu'à faire voisiner, à son tableau de chasse, les grosses prises et le petit gibier, Hugo et Philippe Delerm, Claudel et Marie Desplechin, comme pour évacuer, non sans quelque ostentation, ni quelque malice sans doute, la question de la valeur et la question de la dimension historique des textes: tous s'adressent à nous au présent, c'est de cela qu'il s'agit de rendre compte. Il n'y a pas non plus de hiérarchies: la critique n'est pas affaire de taille, mais de saveurs, plus ou moins puissantes, plus ou moins délicates. Or la saveur est chose fugitive. Elle a besoin, pour que la jouissance s'en prolonge, s'en approfondisse, de venir aux mots. Elle doit être partagée. Même une jouissance littéraire demeure en quelque sorte, en nous, préverbale, et demande d'autres mots pour les sensations souvent confuses que des mots ont engendrées.

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