Leur objectif était simple. Faire cesser l'embargo qui empêchait les nouvelles démocraties de se battre, développer les Colonnes Liberty-Bell, augmenter la cadence des opérations clandestines, comme la livraison d'armes et de munitions aux combattants bosniaques.
Vitali avait alors sorti, gravement:
– Ce putain de virus se développe. Nos correspondants à Moscou font
état de contacts rapprochés entre les communistes et les néonationalistes…
Hugo n'avait rien répondu. Il avait vu de près le nouvel hybride totalitaire, comme ils rappelaient. Des supplétifs russes et ukrainiens se retrouvaient parfois au sein des milices néotchetniks. Ceux qu'ils avaient pu faire prisonniers étaient soit d'anciens KGBistes, ou des partisans de l'aile dure du Parti Communiste, soit des cosaques à moitié illettrés, contaminés par un nationalisme extrême, teinté d'intégrisme orthodoxe. La fin du siècle promettait.
Et maintenant, pensait-il devant le soleil qui descendait doucement et imparablement sur l'horizon, les choses en étaient-elles arrivées au point que puisse se développer une sorte de réplique «capitaliste» du virus totalitaire? Une forme de nazisme privé? Comme toute cette putain d'entreprise Kristensen en apportait la preuve éclatante?
Oh, merde, pensa Hugo. Les Colonnes LibertyBell allaient-elles devoir bientôt engager le combat contre une nouvelle race d'assassins en série? Nazis dorés, vampires sans autre idéologie que la cruauté et la dégradation de l'autre, prédateurs aux visages liftés et aux corps bronzés, s'accomplissant dans la mise en scène de la mort et de la terreur?
Était-ce cela le sens de cette histoire chaotique?
Le ciel explosait dans une pyrotechnie éblouissante et sauvage, comme le début mystérieux d'une réponse.
Alice le tira de sa rêverie, en surgissant à ses côtés.
– Vous pensez à quoi, Hugo?
Hugo ne pensait à rien, avait-il envie de lui répondre. Il se nourrissait simplement de ces quelques instants volés à la nature, au décor du ciel et de l'océan, à la plage de sable et de rocs vers laquelle Pinto descendait, les mains dans les poches. Toute cette sérénité lumineuse des éléments, des arbres, des pierres et des oiseaux de mer qui planaient en jacassant au-dessus des flots.
La fillette semblait inquiète tout autant qu'intriguée. Son monologue intérieur avait certainement duré plusieurs minutes.
Hugo lui fit un sourire qu'il voulut amical et chaleureux.
Elle resta à ses côtés, au sommet de la dune, et entra à son tour dans la contemplation du décor.
Là où la petite falaise fermait l'autre extrémité de la plage, il y avait une sorte de rampe de béton qui descendait dans la mer. La rampe menait à un bâtiment préfabriqué, en aluminium, qui semblait allié à un cuivre étincelant, sous la lumière orange. Un hangar à bateau. Ce qui les avait attirés en premier lieu dans le coin, c'était ce hangar, justement, qu'Alice avait aperçu du haut de la route. Il y avait peu de chances statistiques pour qu'ils tombent sur celui de Travis, mais d'un autre côté, ils n'avaient pas rencontré beaucoup de tels bâtiments isolés depuis Odeceixe. Celui-ci semblait tout exprès situé dans une partie déserte et difficilement abordable de la côte. On pouvait sacrifier dix minutes pour s'en assurer.
Malgré son austère fonctionnalité, le hangar était beau, métallique, lumineux, simple et net sous le projecteur infernal qui bombardait latéralement l'univers, donnant aux ombres une longueur démesurée et à toutes les matières une teinte chaude, gonflée d'infrarouge.
Hugo sentit une vague d'harmonie l'envahir. Ce simple petit bout d'univers était si beau, si réel et si vivant à quelques heures d'avion de l'enfer. C'était comme s'il avait toujours été là pour l'attendre et lui apporter la paix et le soulagement. Ne faisait-il pas partie, lui aussi, de cette plénitude foisonnante? N'était-il pas un simple humain de la fin du xxe siècle, jetant des bouteilles dans la mer du futur? Des bouteilles contenant un simple message «hey les gars, j'étais ici en l'an de grâce 1993, putain avons-nous réussi»? Il eut envie de laisser un signe de son passage et il grava une grosse pierre de la pointe de son canif.
FOX. Son pseudo de guerre du réseau. Le O s'enroulait comme un serpent, représentant le virus de la connaissance et du verbe. Le X évoquait deux sabres croisés, ou deux flèches, ou deux os de tête de mort, selon l'inspiration du moment.
Alice observa son manège avec attention et lorsqu'il eut fini son œuvre il lui tendit le couteau. Sans un mot elle s'en empara et grava son nom, Alice, de l'autre côté de la roche. Alice K. 1993.
On devrait pouvoir retrouver leurs traces dans quelques siècles…
Il se redressa, cala le lourd sac de sport sur son épaule et descendit vers l'Océan, à son tour. Ils traversèrent la plage, en marchant au ras de l'écume. Il remarqua qu'Alice avançait devant eux au bord des vagues, sans même essayer d'éviter l'attaque répétée des flots. Elle se retourna une ou deux fois dans leur direction, le visage tiré, les yeux pleins d'un éclat vif mais sans véritable gaieté. Il ne l'avait pas souvent vue rire, se dit-il en repensant aux quelques jours qui venaient de s'écouler.
Cela n'avait été qu'un long tunnel d'autoroutes, de violence et d'angoisse. Pourchassée par le plus terrible ennemi qu'on puisse imaginer, sa propre mère, sociopathe haut de gamme. Sans doute sentait-elle intuitivement qu'on était proche du but, de la délivrance, de son père, se disait-il en évitant à son tour une vague plus puissante que les autres. Oui. Alice possédait ce don rare et mystérieux, qu'il avait déjà noté à plusieurs reprises, cette intuition étonnante qui se mêlait avec son intelligence de jeune surdouée dans une alchimie explosive.
Alice courut devant eux, loin devant, jusqu'aux roches de la falaise et la rampe de béton.
À ses côtés Pinto marchait, l'air détendu. Il faisait beau. Le ciel était d'une pureté totale. Au pied de la falaise tombant dans la mer, l'eau était d'un vert profond et dense. Un petit vent frais se levait, luttant avec la chaleur qui se dégageait de la terre.
C'est en arrivant au pied des rochers et de la rampe qu'il se rendit compte que l'attitude d'Alice avait franchi un cap. Radicalement.
Elle se tenait devant la porte du hangar, qui faisait face à l'Océan. Il pouvait la voir de profil, les yeux levés vers quelque chose qu'il ne voyait pas, littéralement pétrifiée. Son regard trahissait une stupeur indicible.
Il sentit ses jambes accélérer le mouvement, sans qu'il n'y puisse rien. Il prit appui sur une pierre et grimpa l'amas de roches qui s'entassait le long de la rampe. Pinto le suivit prestement.
Lorsqu'il se redressa au sommet, Alice ne bougeait toujours pas. Elle contemplait une haute porte de métal qui barrait l'entrée du hangar. Un genre de porte automatique, se rabattant vers le haut.
Il y avait deux choses sur la porte. Une sorte de digicode à touche, avec un interphone. Et une petite plaque de plastique transparent. Derrière la plaque il y avait une inscription et un dessin. Il n'était même pas besoin de lire ce qui était écrit.
Le dessin représentait une raie manta, comme une sorte d'avion animal noir et blanc.
Quelque chose ne collait pas, se dit presque aussitôt Hugo. Alice n'était pas censée connaître ce détail de la vie de son père. Il s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule.
– Dis-moi, ça te dit quelque chose cette raie manta?
Elle leva vers lui des yeux pleins d'une intensité foudroyante.
– C'est à mon père… Ici.
Il planta son regard dans celui de la fillette.
– Qu'est-ce que tu veux dire? Comment le sais-tu?
Putain, il était bien certain que ni lui, ni Pinto ni Anita ni personne n'y avait jamais fait allusion devant elle.
Alice montra la plaque du doigt.