L'homme restait impassible. Il semblait attendre patiemment la suite.
– Bon on va commencer par le gros morceau tout de suite, après ça ira tout seul.
Il mit la Steyr-Aug en bandoulière dans son dos et enclencha l'enregistrement sur le petit dictaphone. Il posa le dictaphone entre lui et Koesler, sur le coffre arrière de la Nissan.
L'homme n'émit qu'un vague haussement de sourcils, parfaitement résigné, déjà prêt à faire le grand saut. Il avait eu tout le temps d'y penser dans le coffre de la bagnole.
Il ne poussa aucun soupir, se contentant de s'éclaircir la gorge.
– La planque centrale est à Monchique. Dans la Serra, vers le pic de Foia, une grande maison, isolée dans les bois, très en retrait de la route. La maison appartient à un homme de paille d'Eva Kristensen, j'connais pas son nom.
– Bien on va prendre cinq-dix minutes pour un tableau complet. D'abord quel est ton rôle exact dans la machine Kristensen, quelles sont tes fonctions…
– Je m'occupais des problèmes de logistique et de sécurité.
– Ça veut dire quoi ça exactement? On m'a dit que t'étais une sorte de secrétaire spécialisé pour Brunner et Kristensen.
– Ouais… j'avais une fonction officielle, chargé de la Sécurité et de la Logistique. Mais ce rôle ne couvrait que la zone d'Amsterdam, disons, des Pays-Bas…
– Bon… En quoi ça consistait exactement?
L'homme se fit vague, tout d'un coup.
– Boh, plein de trucs, des systèmes d'alarme à l'espionnage industriel. Je devais rendre la maison d'Amsterdam inviolable et préserver le secret des diverses opérations que menait Eva K., sur le territoire néerlandais, encore une fois.
– Ça signifie quoi, ça, qu'Eva Kristensen possède un réseau international, avec des hommes de paille et des secrétaires spéciaux un peu partout dans le monde?
– Je ne sais pas. L'information est extrêmement cloisonnée dans l'organisation d'Eva K.
– O.K., voyons un peu en détailles types de la bande, fais-moi un topo.
– Qu'est-ce que voulez savoir?
– Tout, comment ça fonctionne, qui ils sont, tout le toutim, ensuite on remontera à la tête.
– Ben… D'abord y a le nouveau Chef des Opérations Spéciales, Sorvan, un Bulgare. Lui je savais qu'il existait mais j'l'avais jamais rencontré avant… toute cette histoire. C'est un type qu'Eva K. a embauché l'année dernière, elle l'a rencontré en Turquie.
– Vas-y, trace-moi les grandes lignes…
– Ben c'est un ancien de la sécurité bulgare, avec la chute du communisme un peu partout il a fui en Turquie où il avait des connexions avec des personnages occultes, à la fois financiers internationaux et trafiquants d'armes ou de drogue. Il est arrivé avec une équipe parfaitement constituée, d’une dizaine d'hommes, ramassée sur les ports d’Athènes et Istanbul, que t'as proprement décimée hier soir…
– Tu veux dire par là qu'il m'en veut à mort?
Le type eut un rictus cruel qui indiquait que c'était le terme exact.
– O.K. et toi là dedans tu faisais quoi, à part nous pister?
L'homme hésita un instant.
– Plus t'en diras, moins les flics seront tentés de raboter ton petit capital d'heures…
L'homme regardait le dictaphone où la petite bande tournait, impitoyablement.
– Moi, j'ai été affecté à un poste spécial, pour cette opération «spéciale».
– Raconte tout.
– Je devais vous traquer et en rendre compte…
– À qui, à Eva Kristensen?
– Non… non…
– Alors à qui, à Sorvan?
L'homme ne répondit rien tout de suite. Il dansait presque d'un pied sur l'autre.
– Oui, c'est ça… À Sorvan…
Une dose de sincérité à peu près aussi consistante que dans un film de Rohmer.
– Joue pas au con. Tu sais très bien que t'as aucune chance si Eva K. échappe au coup de filet. Faut que tu dises tout, que toute la toile tombe d'un coup. Sans ça, t'échapperas p'têt' aux flics, mais tu vivras constamment avec l'œil vissé pardessus l'épaule, sans répit…
L'homme soupira nettement cette fois-ci. Ses épaules se tassèrent légèrement..
– Bon pour cette opération, y a quelqu'un qui chapeautait tout le monde, ici au Portugal. Chargé d'opération. Un type qu'Eva K. embauchait à l'occasion pour des missions spéciales, un peu partout sur le continent. Faut pas penser à l'organisation d'Eva K. comme à un truc figé, voyez? C'est une vraie caméléon c'te femme-là, elle s'adapte tout le temps.
– Bon qui c'est ce big boss? Et où il est?
– À l'heure où j'vous parle il est peut-être sur la route de Monchique. Mais il a passé toute la fin de l'après-midi avec Eva K.
– Où ça?
– Ça j'en sais foutre rien. Seul Vondt savait où elle était.
– C'est qui Vondt, le type en question?
Un assentiment de la tête.
– Haut et clair. J'ai une bande qui tourne.
– Ouais.
– Bon, qui s'occupait de traquer Travis?
– Vondt. Moi je devais surveiller la fliquesse d'Amsterdam, celle avec qui vous communiquez au téléphone. J'n'ai tué personne à l'hôtel, c'est Sorvan qui a tué le flic et Jampur a égorgé le gardien pass' qu'il allait la ramener. C'est Sorvan aussi qu'a sans doute blessé la fliquesse.
L'homme avait un petit pli malin au coin des lèvres.
«Celle avec qui vous communiquez…»
Il avait deviné ce que cachait le manège et le faisait savoir, par bande interposée. En même temps qu'il assurait ses arrières en dénonçant ses complices.
– Bon et où il en était Vondt, sur Travis?
– Ben il avait eu le tuyau de Tavira à un bar de la frontière. Il est venu interroger vot'copain là (il montrait Pinto d'un bref mouvement du menton), puis y m'a dit de rappliquer pour le suivre. Entretemps t'étais arrivé.
Il y avait comme une sorte d'hommage professionnel dans le ton de la voix. C'est vrai qu'il s'en sortait pas trop mal, pour un simple écrivain revenu des ténèbres.
– Bon maintenant raconte-moi l'attaque de l'hôtel à Évora, et l'histoire du Grec à Bejà.
– Pour le Grec j'sais rien, sinon que Vondt a eu le tuyau par un contact qu'il avait quelque part, ici, j'sais pas où, Vondt ne donnait jamais le nom de ses contacts. J'crois qu'il en avait un en Espagne, c'est tout et quelques autres ici, au Portugal… Si c'est eux qu'ont fait ça au Grec, j'en sais foutre rien parce que moi, pendant ce temps-là, je pistais la dame jusqu'à Évora.
– Elle s'était bien arrêtée chez le Grec pourtant.
– Ouais, mais moi je savais pas ce qui s'était passé.
Hugo décela aussitôt un gros mensonge, mais n'avait pas le temps de s'arrêter à ces détails. L'homme essayait de sauver sa peau, c'était tout.
– Bon, O.K., tu sais rien sur le Grec, passons à Évora.
– Ben à Évora Vondt a rappliqué avec l'équipe de Sorvan presque au complet, plus deux gars à moi. C'est vrai qu'ils ont fait trop de bruit, surtout dans l'escalier, et Sorvan et moi on les a rappelés à l'ordre. Mais les mecs étaient surexcités par toute cette putain de coke et ça a tourné comme tu sais…
Hugo laissa passer un pâle sourire. L'homme lui avait fait une fleur en n'indiquant pas clairement qu'il était, lui, responsable de la mort de plusieurs hommes. Mais il sentait que le geste n'était pas altruiste. Le regard de Siemmens/Koesler disait clairement qu'il faudrait que ce soit payé de retour.
– Bon je te promets une chose: dès que la maison sera prise et toute la bande avec, je t'ouvrirai les menottes.
L'homme ne répondit rien et son visage se ferma. Il avait fait sa part. Il observa un bref instant le magnétophone et son regard se perdit vers les dunes et l'Océan d'où soufflait un vent rafraîchi par la nuit et les embruns.
Hugo arrêta le magnétophone et le mit dans une des larges poches pectorales du blouson. Il ouvrit le coffre, un air authentiquement désolé sur la figure.
– Dernier voyage dans ces conditions, c'est une promesse. Dès que mon coup de fil est donné, on revient ici et je te sors.
Koesler roula lestement dans le réduit obscur.