– Tavira?
– Oui… C'est à cinquante kilomètres de la frontière mais je ne vous demande pas d'y aller, je pourrai faire ça, ici, au téléphone. Ça me donnera quelque chose d'utile à faire en attendant…
– Parfait Anita, faites ça, lâcha-t-il laconiquement.
II s'élançait déjà vers la route.
II lui semblait que deux rayons bleus se collaient à ses omoplates.
Sur la route d'Ayamonte, dans l'autocar, il se concentra à nouveau sur les problèmes pratiques.
II avait laissé les noms de Berthold et d'Ulrike Zukor à l'hôtel d'Évora. Il avait fait des achats à Ayamonte sous ce nom mais avait eu le réflexe de louer la maison sous l'autre fausse identité que Vitali lui avait préparée. Celle qu'il aurait dû emprunter pour son retour vers la France. Jonas Osterlink, de nationalité néerlandaise. Maintenant ce qu'il pouvait faire c'était tenter de faire croire à un déplacement de Zukor vers l'ouest, au fur et à mesure de son enquête, afin d'éloigner les flics, ou toute autre personne, de l'endroit où ils reslderaient pendant ces quelques jours supplémentaires, non prévus au programme. Il se servirait de l'identité Osterlink en Espagne, pour la location de la maison puis pour le retour, pour la fuite vers le nord. Dès qu'il aurait localisé Travis il laisserait une trace de Zukor assez loin de sa cachette puis remettrait Alice à son père, Anita à une cabine de téléphone et il foncerait jusqu'à la maison, changerait de voiture puis roulerait vers les Pyrénées, d'une seule traite.
Ça, ça commençait à ressembler à une des «stratégies virales» dont Ari dévoilait les subtils mécanismes dans ses cours. Avec un tel canevas, il mettait de sérieuses chances de son côté…
L'autocar arrivait à la station d'Ayamonte. Il descendit sur la chaussée poussiéreuse et se dirigea vers la gare, où il apercevait l'enseigne d'une agence Hertz.
Il loua une grosse Nissan verte, à la semaine, sous le nom de Zukor et fonça directement vers la frontière. Il traversa le Rio Guadiana à son embouchure, l'Océan comme une masse de plasma ardent sous le soleil, à sa gauche, par la vitre qu'il avait ouverte. Le vent était étonnamment tiède, comme un avant-goût de l'été, une première bouffée de chaleur, venant des tropiques. Dès qu'il fut arrivé à Vila Real de Santo Antonio, il sut se diriger d'instinct vers le port et il gara la voiture près des quais. Il y avait déjà de nombreux bateaux dans la rade et il y avait du monde dans les troquets alentour.
Il prit une inspiration, et se fabriqua un personnage crédible pour la chose.
Il marcha lentement vers le premier établissement, affinant le rôle dans sa tête.
Au troisième bar son personnage avait pris un peu d'épaisseur, sans doute distendu par les effets de l'alcool. Ses inhibitions disparurent et il finit par se pénétrer de la consistance de ce comportement fictif.
Il n'hésita plus à se lancer dans un euro-slang approximatif, combinaison d'anglais, d'espagnol, de français et de portugais afin de multiplier les chances de se faire comprendre. Traduisant trois ou quatre fois de suite les mots importants. Je suis un journaliste spécialisé dans le domaine des bateaux, disait-il à la cantonade, je cherche un certain Stephen Travis pour l'interroger sur un navire de sa conception, la Manta, on m'a dit qu'il venait parfois chez vous, dans ce bar… Il offrit d'entrée une tournée générale.
Il sentit les gens se détendre autour de lui, alors que le patron servait les verres. Sa grande bière arriva, couronnée de mousse, et il entra parfaitement dans l'identité-virus.
Le patron jeta un coup d'œil panoramique dans la salle, cherchant et trouvant l'assentiment quasi général et se retourna vers lui.
– Monsieur Travis il venait pas souvent chez nous, mais il allait là-bas, tous les jours, à l'Atlantico…
– Obrigado, vraiment, very much, jeta-t-il après une large lampée de bière.
– Dites-moi, reprit le barman… Vous travaillez pour quel journal?
– Heu, pour Yachting International, l'édition allemande…
– Vous êtes allemand…
– Oui… je suis de nationalité allemande, mais je suis né en Suisse…
– Dites-moi, senhor, pourquoi tant de gens y s’intéressent au bateau de senhor Travis?
Hugo tilta, malgré les effluves d'alcool.
– Comment ça?
– Ben… les autres journaux. Y a un autre journaliste qu'est passé y a pas une heure, il disait qu'il travaillait pour une revue hollandaise lui. Un article sur les bateaux construits «artisanalement» et qu'on lui avait parlé d'un certain Travis et d'un navire en construction, nommé la Manta…
Nom de dieu. Les types du hit-squad Kristensen étaient déjà passés avant lui. Le dealer grec avait craché le morceau.
– Et vous lui avez dit la même chose. Le bar Atlantico?
– Oui, je sais qu'il y allait souvent, avec ce type, ce Grec dont on parle dans les journaux… Ditesmoi c'est ça l'histoire, hein? C'est ça qui vous intéresse? C'est quoi le fin mot de l'histoire? La maffia? Du trafic de drogue?
C'était sans doute inutile de mentir. Disons que ce mensonge de plus était parfait, rectifia-t-il aussitôt. Il acheva son verre de bière.
– Oui, je mène une enquête sur ces événements. Je vous remercie pour tout. Offrez une autre tournée.
Il se leva en laissant un paquet de dollars sur le zinc.
Il sortit du bar avant que quiconque ait eu le temps de réagir.
Au bar Atlantico le même scénario se répéta. Il était maintenant tout à fait entraîné à son rôle de journaliste blasé, s'inspirant de quelques modèles du genre qu'il avait vus dans les grands hôtels de Split ou de Sarajevo. La plupart d'entre eux n'étaient pas de mauvais bougres, loin de là. Mais ils avaient assisté tant de fois aux débâcles humanitaires de l'Occident, ces derniers temps, qu’ils considéraient généralement les éléments des Colonnes Liberty-Bell comme de doux rêveurs. Certains d'entre eux ne bougeaient pas des hôtels de Zagreb, de Split ou de Dubrovnik, d'autres avaient vraiment vécu l'enfer sous le feu de l'artillerie néo-tchetnik, à Sarajevo ou ailleurs, certains avaient pu approcher de camps de prisonniers, dans les zones serbes, pendant l'été et l'automne 1992, d'autres avaient suivi les convois de l'O.N.U. qui avaient pénétré en Bosnie orientale, en février, après un blocus de dix mois, dans des contrées où, pour survivre, des hommes s'étaient vus obligés de revenir au cannibalisme.
– Vous faites votre boulot et nous le nôtre, c'est tout, avait-il lâché un jour à une journaliste tchèque avec qui il passait la soirée, à Dubrovnik, alors qu'elle repartait pour Prague et lui pour il ne savait pas encore très bien où, précisément.
– Oui, mais c'est quoi exactement votre boulot?
– Faire en sorte que des types comme Zladtko ne disparaissent jamais tout à fait.
Et il avait montré Zladtko Virianevic, un journaliste serbe de «Oslovojenje», un des Serbes démocrates, anti-tchetnik, «Bosniaque», qui luttaient aux côtés des Croates et des musulmans comme font d'autres dans la capitale encerclée et partout ailleurs en Bosnie.
– Arrêtez vos conneries, avait dit la journaliste en émettant un petit rire. Je vous demande quel est votre boulot, alors répondez-moi simplement, s'il Vous plaît.
Il avait un peu titubé sous les vapeurs de l'alcool et es effets de la vodka eurent raison de son vœu de silence, comme si une soupape s'était momentanément ouverte.
– Disons que nous nous considérons comme des mercenaires privés, œuvrant pour la justice et la liberté. Une forme moderne des chevaliers du Moyen Âge et des frères de la côte…
La jeune Tchèque l'avait regardé et avait murmuré, éberluée:
– Oh non, ne me dites pas que vous faites partie de ce truc-là…
– Quel truc? avait-il demandé..
– Ne faites pas l'idiot (son délicieux accent slave allait âvoir raison de ses dernières résistances, avait-il pressenti), cette organisation dont on parle à mots feutrés dans tous les couloirs d'ambassade. Les Colonnes Liberty-Bell. C'est ça n'est-ce pas?