Décontenancée, Anita ne sut d'abord que faire.
Elle se résigna à décrocher le combiné et à articuler d'une voix froidement professionnelle:
– Claesz? Vous pouvez me monter le magnétoscope de la salle audiovisuelle?
Puis à l'attention d'Alice, en reposant le combiné:
– Tu es sûre que ce sont tes parents, je veux dire… On les voit sur la cassette?
La fillette hésita, puis acquiesça doucement.
Anita reposa la cassette sur la table, les paumes posées par-dessus en un geste protecteur.
La fillette planta ses yeux droit dans les siens.
– Ils portent des masques… Mais je suis sûre que c'est eux… Je reconnais leurs voix et leurs silhouettes…
Sa voix s'étrangla dans un petit sanglot qu'elle réussit à contrôler.
Étonnante jeune fille, pensait Van Dyke, alors que le jeune agent apportait l'appareil.
– Maintenant tu vas aller avec l'agent Claesz dans le bureau des détectives, on t'offrira un petit déjeuner et on reparlera de tout ça après, d'accord?
Dans le regard de l'adolescente elle lut qu'elle avait parfaitement compris qu'elle voulait juste regarder la cassette toute seule, tranquillement.
Quelques minutes plus tard, l'inspecteur principal Anita Van Dyke fit monter une jeune femme agent de police qu'elle connaissait pour sa prévenance avec les enfants, la pria de rejoindre Alice dans le bureau des détectives et de l'emmener se restaurer et se reposer.
Puis elle enclencha la cassette dans la gueule noire du magnétoscope.
C'est ainsi qu'elle eut l'occasion de voir le premier assassinat filmé de sa carrière.
L'homme dansait autour de la fille qui suppliait qu'on la remette droite, et disait qu'elle ferait tout ce qu'on voudrait.
La femme tenait un gros tube d'acier et un couteau électrique qu'elle tendit à l'homme qui se masturbait doucement devant le visage de la fille. Tous deux portaient des masques noirs. Des masques vénitiens.
La fille se mit à hurler bien avant que l'homme ne lui coupe le premier mamelon. Puis il incisa les commissures des lèvres.
Le type dessinait des arabesque sur le ventre de la fille et commença à attaquer le sein gauche. La fille n'émit plus que des sons incompréhensibles. Tandis que l'homme se masturbait frénétiquement près de son visage mutilé, la femme tendit un miroir devant les yeux de la fille.
Puis lui montrant un moniteur de contrôle vidéo:
– Qu'est-ce que ça fait de se voir mourir à la télévision, hein dis-moi?
La fillè ne pouvait répondre à cet instant. L'homme venait juste de lui enfoncer un tube de métal dans la bouche, forçant entre les dents. La fille ne mourut vraiment qu'au bout de dix minutes, d'un sectionnement de la jugulaire et de la carotide.
Ils énucléèrent la fille et l'homme s'excita dans ses orbites, puis ils se barbouillèrent de son sang et commencèrent leurs étreintes sur le parquet.
Le couple se barbouillait régulièrement de sang en faisant l'amour près du cadavre.
Van Dyke stoppa la cassette. Ses jambes étaient pleines de coton. Ses mains étaient moites et sa respiration faible, à la limite de l'extinction. Une vague nausée l'envahissait doucement.
Elle but un verre d'eau, puis un autre, puis appela Peter Spaak.
La maison était parfaitement silencieuse et Anita insista longuement sur la sonnette.
Elle entendit un pas lent s'approcher derrière le lourd battant de chêne superbement sculpté. Puis la porte s'ouvrit et un homme assez âgé fit son apparition sur le seuil. L'homme portait une tenue de domestique impeccable et son port de tête courbé témoignait de toute une vie passée à obéir.
Anita sortit vivement sa carte et se présenta comme une simple représentante des services de police de la ville. Un petit mensonge par omission, qui lui valut un regard à peine appuyé de Peter. Elle ne savait exactement pourquoi elle avait fait cela mais une sorte d'instinct irrésistible le lui avait dicté.
Puis elle demanda à entrer et à parler à Mme Kristensen et M. Brunner et l'homme ne sembla même pas surpris. Il se présenta comme le majordome de la maison et expliqua que celle-ci était vide, et que ni M. Brunner ni Mme Kristensen n'y seraient avant longtemps.
– Vous voulez dire qu'ils sont partis en vacances? demanda Anita alors que Peter se faufilait à sa suite dans la luxueuse entrée.
L'homme eut un très léger sourire.
– Non… La maison va être mise en vente… Tout le monde a déménagé… je dois rester jusqu'à la signature définitive de la transaction.
Anita improvisa un autre mensonge.
– Ah je vois… Écoutez… Nous sommes chargés par les services de police d'Amsterdam d'un nouveau programme de prévention contre les vols. Serait-il simplement possible de jeter un coup d'œil aux systèmes d'alarme et de prendre un peu la mesure de la maison…
Un des sourcils de l'homme se figea en un accent circonflexe d'un blond pâle, presque translucide.
– Mme Kristensen m'a prévenu que quelqu'un de la police passerait sûrement, elle m'a dit de vous ouvrir la maison et de montrer toute l'hospitalité possible, en son absence…
Anita et Peter se jetèrent un rapide coup d'œil étonné en suivant les pas du vieux majordome.
Ils jouèrent leur rôle avec minutie et authenticité, se mettant rapidement dans la peau de leurs personnages. À la fin, elle demanda à voir le soussol pour détecter d'éventuels points de faiblesse dans le système sophistiqué qui protégeait la maison.
L'homme ne trahit aucune émotion particulière et se contenta de les précéder dans le large escalier de granit rose qui descendait à la cave. Il y avait là une immense salle de sport personnelle, mais vidée de la plupart de ses instruments, un sauna, un jacuzzi à peine plus grand qu'un bassin olympique et, à l'extrémité du couloir, une grosse porte de métal jaune, visiblement blindée.
Anita demanda négligemment:
– Qu'est -ce qu'il y a ici?
Le vieil homme sortit un petit trousseau de clés d’une des poches de son gilet et l'enfonça dans la serrure principale.
– Rien. Un simple débarras…
Il tira le lourd battant de métal vers eux.
Anita retint son souffle une fraction de seconde.
La pénombre suffisait pour lui montrer l'évidence.
La pièce était complètement vide.
On avait installé un lit de camp dans un bureau du premier étage et Alice avait pu y dormir quelques heures, d'un mauvais sommeil, lourd et ténébreux, sous la garde d'une jeune flic en uniforme. Le jour tombait et Alice venait de se réveiller, pleine d'un pressentiment sombre et menaçant.
L'inspecteur Van Dyke vint la rejoindre dans la petite pièce et s'accroupit au pied du lit de camp.
Alice vit tout de suite que quelque chose n'allait pas. Ses sourcils étaient froncés, son front était soucieux. La femme n'était pas vraiment là, comme à la recherche d'une lueur intime.
Alice décida de l'aider.
– Qu'y a-t-il, madame Van Dyke?
La femme sembla revenir à elle et fournit l'ombre d'un sourire. Un sourire résigné, décela Alice.
– Nous avons un problème, Alice.
Alice tressaillit et réprima un tremblement.
Elle n'avait pas aimé le mot problème. Cela signifiait certainement pire que tout ce qu'elle avait imaginé. Elle lâcha un petit soupir et faillit plonger sa tête au creux de ses mains. Elle aurait tant voulu que rien de tout ça n'existe. Que cette pièce aux murs pisseux s'évanouisse et que cette femme qu'elle ne connaissait pas soit remplacée par l'homme qui savait prendre sa main sur la plage et lui raconter l'architecture corallienne des lagons du Pacifique ou la course des requins femelles lorsqu'elles mettent bas.
Mais le monde réel n'était pas aussi docile que les jeux d'enfants auxquels elle se livrait encore, dans la solitude de sa chambre ou du grenier. On n'y transformait pas aussi facilement quelques poupées et décors de papier en château de princesse florentine ou en navire magique de quelque fée marine d'inspiration celtique. Ici on était dans le monde dur et concret des adultes. Avec le bruit des fax et des machines à écrire. Avec l'éclairage du néon. Et avec des problèmes.