Oui, pensait-elle alors, presque furieusement.
La chose ne s'était jamais éclairée sous cet angle.
Travis était peut-être plus qu'un simple marin toxico? Peut-être n'était-ce qu'une couverture? Peut-être travaillait-il en fait pour la maffia, ou une organisation approchante?
En ce cas, pourquoi aurait-il fait exécuter ces hommes sur le bord d'une route portugaise? Ben tiens, réagissait-elle. Parce qu'ils y étaient, évidemment. Ce qui voulait dire qu'Eva K. n'était pas loin et que l'étau se resserrait. Travis devait très certainement se méfier au plus haut point de son exfemme. Il avait alors pris les devants et fait exécuter deux types un peu trop curieux… Peut-être Travis se planquait-il à un endroit peu éloigné du lieu de l'exécution… Oui, oui sans doute. Mais il y avait autre chose. Et cette autre chose, Anita le savait de tout son être, cette autre chose c'était Alice.
Elle ne savait d'où venait cette impression mais elle sentait comme l'aura immatérielle de la fillette dans cet «incident». Elle s'agita dans les draps.
Une sorte de scénario tramait sa toile dans son esprit. Et si Travis avait en quelque sorte planifié la fugue d'Alice? Oui mais… Comment?
Pas de réponse.
Supposons qu'il travaille pour la maffia, il doit posséder des relations bien placées et un réseau efficace. Admettons qu'il ait réussi à communiquer avec Alice, malgré sa déchéance des droits paternels. Peut-être était-ce cela le projet dont Travis parlait dans son courrier au Grec. Peut-être même était-ce pour cela qu'il avait programmé sa
disparition?
Pour s'évanouir dans la nature des mois avant l’execution. Histoire d'avoir le temps de bien brouiller les pistes. Sans doute le bateau aurait-il servi à filer aux antipodes, avec sa fille, dans une retraite bien préparée.
Oui, mais Alice s'était sauvée de chez elle après avoir vu la cassette de Chatarjampa, il était difficile de voir une main extérieure à tout cela.
Oui mais c'est justement ça, le chaos, le désordre, le hasard. Alice était tombée sur la cassette avant que Travis n'ait eu le temps de tout mettre en place. Elle avait fui avant son ordre et sans doute ne savait-elle pas du tout où il se trouvait. Non, sans doute personne ne le savait. Pas même ses amis. Pinto, et le Grec. Ni elle, la flic embringuée dans cette histoire. Ni Eva Kristensen, ni sa fille. Personne.
À trois heures du matin passées, elle ne dormait toujours pas. Elle avait élaboré cent hypothèses, échafaudé mille scénarios. Elle pesta contre l'insomnie et se leva pour boire un verre d'eau. Elle tourna cinq minutes dans la chambre éclairée par le pâle rayonnement de la lune, puis résignée, alluma une cigarette et s'allongea sur le lit.
Elle finit par somnoler après avoir éteint sa cigarette. Elle tenta de faire le vide en elle, uniquement tendue vers le silence qui baignait l'ancien solar. Elle commença à légèrement partir…
Un bruit de moteur apparut graduellement dans l'univers. Puis un deuxième, juste devant l'entrée. Les moteurs se turent. Puis des portières claquées discrètement, des bruits de pas, des voix étouffées.
Elle ne sut pourquoi, cela l'éveilla et la fit se lever. Elle aperçut deux capots avant, qui se faisaient face, devant l'entrée. Un groupe d'hommes se dirigeaient rapidement et furtivement vers l'entrée.
Elle se raidit et se jeta instinctivement en arrière. Elle se posta sur un côté de la fenêtre et vit que deux hommes semblaient monter la garde devant l'entrée. Qu'est-ce que cela voulait dire?
Des flics?
Peut-être avait-on appris qu'elle et Oliveira étaient ici et les cherchait-on au sujet d'une des affaires dont ils s'occupaient (quoiqu'elle s'obstinât à penser qu'elles ne faisaient qu'une). Elle décida de s'habiller et commença à enfiler son jean lorsqu'elle entendit des bruits venant du rez-de-chaussée.
Des bruits sourds, comme… Bon sang, quelque chose qu'on casse et une voix qui s'élevait comme une plainte soudainement coupée.
Ce n'était certes pas normal… Elle acheva de s'habiller à toute vitesse et se précipita vers le holster suspendu au dossier de la chaise. Elle n'avait pas encore commencé de le fixer lorsqu'elle entendit une cavalcade dans l'escalier.
Un signal d'alarme retentit dans sa tête, bruyamment.
Danger. Immédiat.
*
Vondt remontait vers Monchique lorsqu'il avait reçu un appel radio tout excité de Koesler.
– Putain, assenait celui-d d'une voix tendue et crispée, encore plus métallique que la normale dans le spectre radio… Vous allez pas le croire, là en vingt minutes ce qui vient de se passer…
– Qu'est-ce qu'y a Koess… Gustav? C'est quoi ce raffût?
– Écoutez, putain… Là je suis à Évora, la fliquesse a quitté la maison du Grec avec le flic portugais et ils sont montés vers le nord comme je vous ai dit tout à l’heure…
– O.K., O,K., coupa Vondt, agacé, et alors?
– Y se sont arrêtés à Évora, dans un petit hôtel. Bon la rue était pas très pratique pour mater alors j'ai dû me garer plus haut. J'voulais attendre tranquillement le matin sans dormir et…
– O.K., putain, O.K…
– Bon ben vingt minutes plus tard devinez qui je vois rappliquer?
– Putain, Koesler, vous le faites exprès, souffla Vondt, excédé, je ne suis pas d'humeur aux petites devinettes, alors crachez-moi le morceau…
– La fille…
La voix s’était faite moins forte, comme soufflée au micro..
– Hein? gueula Vondt à l'émetteur.
– La fille, Vondt, la fille Kristensen. Elle a déboulé à peine une demi-heure plus tard dans une bagnole noire, une BMW, conduite par un type qui correspond pas à la description qu'on a… mais bon, Travis il a p'têt' plusieurs gars lui aussi, voyez?
Nom de dieu, se dit Vondt. Koesler avait repéré la fille.
– Où ça vous dites? Évora?
Le nom ne lui disait rien et il ouvrit la boîte à gants pour s'emparer de la carte routière.
– Ouais, résonnait la voix métallique de Koesler, ce n'est pas dans l'Algarve, c'est dans l'Alentejo, plus vers le centre du pays.
– Combien de bornes environ?
– C'est compliqué, vous savez, le réseau routier portugais… Où vous êtes, là?
– Où voulez-vous que je sois? Je suis à Monchique évidemment!.
Il y eut un silence à l'autre bout des ondes, puis une interférence annonciatrice.
– Pas simple de là où vous êtes. Les routes les plus directes sont des saloperies en mauvais état. Faut que vous rejoigniez Beja, pour cela rejoignez la N2 au plus vite par la N124, au sud de Monchique et remontez comme pour aller chez le… Koesler s'interrompit à temps.
– Au nord de Beja, c'est ça? gueula Vondt.
– Ouais c'est ça, qu'est-ce que je fais?
– Rien. Surtout rien. Vous surveillez et vous me communiquez les informations importantes au fur et à mesure. Vous êtes absolument certain que c'est la fille Kristensen?
– Écoutez, j'ai pu m'approcher de l'entrée et je les ai vus à l’accueil. J'la connais bien la môme… Ça vous va?
– O.K., souffla Vondt, faites ce que je dis et tout se passera bien.
Il coupa la communication, réfléchit à peine une minute. Il fallait d'ùrgence contacter Eva Kristensen.
Ce qu'il fit dès son arrivée à la maison prêtée par cet ami d'Eva. Eva avait des amis partout.
Sorvan et ses types dormaient, ronflant dans le salon et les chambres, sauf deux qui montaient la garde dans la cuisine. Dans l'obscurité la plus totale.
Il réussit à avoir Messaoud, au Maroc, mais celui-ci lui annonça qu'Eva était partie pour le Maroc espagnol où elle avait embarqué dans la nuit et serait sur les côtes de l'Algarve dans la journée qui suivrait, qu'il avait prévenu Sorvan dans la soirée. Vondt le coupa et lui demanda s'il était possible de joindre Eva Kristensen, au plus vite.
Messaoud sembla réfléchir, puis laissa tomber: